COMMENT PASSER DU « DIALECTE » À LA « LANGUE » ?

 

Du « dialecte » corse à la « langue »corse.

 

 

 

Jean-Marie COMITI

I .U .F.M de la Corse

Colloque sur les langues romanes de France

16-17-18 avril 1992. Nanterre.

 

 

En 1992 la notion de « dialecte corse » renvoie, en Corse, à celle de variété linguistique constitutive d'un ensemble plus large nommé « langue corse ». Toutefois, cette juste appréhension de la réalité linguistique insulaire émane principalement de personnes informées et plus généralement liées au milieu universitaire et enseignant. Car dans la société insulaire le débat sur « la langue » ou le «dialecte» corse n'est pas entièrement clos et les considérations métalinguistiques font apparaître des positions nuancées, voire opposées, qui traduisent une certaine désorientation de l'opinion affrontée à ce thème.

Par ailleurs, les effets de l’idéologie diglossique ne font qu'entretenir et même renforcer une vision confuse et déformée des réalités langagières. Aussi la diversité linguistique, l’absence de norme unique de référence, une orthographe relativement instable, un statut ambigu etc... ne plaident-ils pas en faveur de la « langue » mais bien en faveur du « dialecte » ou du «patois ».

Hormis les militants de la « langue », pour la plupart impliqués dans le mouvement nationalitaire et ne pouvant souffrir le moindre doute quant à l'existence de la « langue corse », nombreux sont les Corses qui se demandent encore comment il faut considérer ce qu'ils nomment prudemment « u corsu » (le corse ). Quand bien même ils s'en remettraient aux « spécialistes », qu'ils soient autochtones ou non, ils s'apercevraient bien vite que les points de vue ne sont pas toujours convergents.

Avec Jacques THIERS  j'insisterai sur ce constat: « une langue est une construction de l'esprit et procède d'un regard collectif (celui de la communauté) et/ou de regards convergents (ceux des linguistes). Or cette attention se porte d'ordinaire sur une réalité langagière ou ce qui est appelé « langue » existe déjà comme instrument de communication. Le décalage entre l’apparition réelle de cet instrument et le regard qui lui confère l'existence théorique peut durer des siècles. Cette naissance peut aussi ne jamais se produire; dans d'autres cas, le regard peut s'obscurcir » (1989).

Nous sommes précisément dans une situation où la naissance de la langue est manifeste (notamment par une esquisse de reconnaissance institutionnelle par l'extension, au corse, de la loi Deixonne, depuis 1974), sans pour autant avoir empêché « l'obscurcissement » de nombreux regards; et ce n'est pas un hasard si, en 1985, Jean-Baptiste MARCELLESI préconisait la diffusion d'une sociolinguistique pratique afin de mieux informer la communauté corse sur les questions relatives à la langue corse (Pour une politique démocratique de la langue, 1985).

Voyons comment la notion de « dialecte corse » a évolué pour devenir, depuis le début du XXème  siècle, la lingua corsa que l'histoire a longtemps ballottée sur les flots de l'italianité.

 

  1. Les rapports du corse avec l’italien.

Jusque vers le milieu du XIXème siècle « le corse forme couple avec le toscan » (F.ETTORI, 1981) car la répartition diglossique des usages s'était stabilisée sur l’emploi du corse à l'oral et l'emploi du toscan à l'écrit. J'ai déjà eu l'occasion de signaler qu'à cette époque le recours au corse écrit se réduisait à des effets comiques et burlesques.

Les lettrés insulaires s'étaient formés dans les universités italiennes et l'usage différencié qu’ils faisaient du corse et de l'italien (l'un à l’oral, l'autre à l'écrit), apparaissait aux yeux de la communauté corse comme l'expression de deux niveaux de la même langue. Le toscan était considéré comme la langue de prestige et de culture tandis que le « dialecte » corse était conçu comme la forme populaire de ce même toscan. Il en serait probablement encore ainsi si le français n'était pas venu déranger « le vieux couple » (ETTORI, 1981) et provoquer un divorce, et c'est un comble, à l’italienne!

À la fin du siècle l'hégémonie linguistique et culturelle italienne avait cédé le pas à l'appétit vorace du français – la « glottophagie » selon le terme proposé par L.J. CALVET et repris par J.THIERS (1989) -- et le corse se retrouva face à une langue qui ne lui était pas complémentaire mais concurrente. Dès lors pressentant le danger d'une mort inéluctable, certains Corses, notamment Santu CASANOVA, voulurent hisser le corse au même niveau que les grandes langues réputées de culture en lui ouvrant le domaine de l'écrit jusque là réservé à l'italien,  puis au français : « II ne restait donc plus au corse qu'à accepter de disparaître ou à devenir lui-même une langue écrite » (F. ETTORI, 1981).

Toutefois, les liens culturels et linguistiques qui unissaient les lettrés corses à l'Italie ne se défirent pas de manière brutale. En effet, durant la première moitié du XXème siècle de nombreux insulaires ont continué de clamer haut et fort leur appartenance linguistico-culturelle à l'aire italienne. À titre d'exemples, cités par P. MARCHETTI (1989) qui aujourd'hui prône la restauration de l'ancien couple langue/dialecte, j'évoquerai les observations du dominicain Tommaso ALFONSI (de A Muvra, attachée aux liens italo-corses) « Que l'on ne me parle pas d’affinité ni de parenté du dialecte corse avec la langue italienne. Ils sont parents comme je suis parent de moi-même, il y a identité véritable » (l923): ainsi que les réflexions de Antone BONIFACIO, co-fondateur de la revue L'Annu Corsu (dont l'orientation consistait pourtant à couper tout lien avec l’italien) « Si, d'esprit, nous sommes Corses et, de cœur, nous sommes français, on ne saurait nier que, de langue, nous sommes Italiens » (1924) .

Cependant, c'est bien par rapport à l’italianité du corse que, dans l'entre-deux guerres, les culturels corses vont se séparer en deux tendances: l'une « corsiste », finira par se mettre sous la tutelle culturelle italienne (avec notamment des prises de position sensibles au mouvement irrédentiste); l'autre, « cyrnéiste », sombrera dans le folklorisme en sacrifiant la langue corse à une fidélité indéfectible à la France.

Il faut dire que depuis l’Unité italienne (1870) jusqu'à la seconde guerre mondiale, l'Italie et la France se sont plusieurs fois heurtées à propos de la Corse. Les conflits, latents ou ouverts, ont orienté une recherche linguistique essentiellement attachée à démontrer l’italianité ou la non-italianité du corse, selon le côté où l'on se trouvait. À propos de la « toscanisation » du corse, les linguistes italiens ( Guarnerio , Wagner , Bertoni , Merlo , Bottiglioni ) ont fait diligence dans la recherche et la sélection des convergences linguistiques italo-corses. Par leur silence sur la question, les universitaires français (y compris ceux d’origine Corses) ont laissé le champ libre à des linguistes amateurs qui, pour couper tout lien avec l’italien (et donc avec l'Italie), n'ont pas hésité à associer le corse à toutes sortes de langues situées en dehors du champ italique: le portugais, l'espagnol, le catalan, le monégasque et bien entendu le français (J.ALBERTINI, (1968).

Il est évident que le prestige des chercheurs italiens, reconnus comme tels par les instances internationales liées aux études des langues romanes, a influencé d'autres chercheurs qui, faisant confiance à leurs confrères, n’ont pas manqué d'entretenir l’idée que le corse est bien un dialecte italien. Il ne manque pas d'ouvrages, même récents, qui illustrent ce type d'annexion linguistique (B.MULLER, 1985).

C'est ainsi que certaines représentations légitimées par les linguistes finissent par pénétrer l’imaginaire collectif et conditionner une vision déformée des réalités langagières. Cela amenait Jean-Baptiste MARCELLESI à dire, lors du XVIIème congrès international de linguistique et philologie romanes d'Aix-en-Provence (1983): « Et c'est ce qui a permis » (comprenez: le discours spécialisé des chercheurs sur la parenté italo-corse) « à des dictionnaires même les plus avisés commercialement de définir le corse comme un dialecte italien parlé en Corse et à tant d'éminentes personnalités non suspectes d'irrédentisme d’orner leurs ouvrages de cartes des langues de France sur lesquelles, chez les moins prudents, la Corse porte la surcharge italien, et chez les plus précautionneux toscan de Corse ».

En fait, la plupart des discours sur le corse, spécialisés ou non, ont été sous-tendus et influencés par des contextes historiques et idéologiques dans lesquels la francisation le disputait à la toscanisation. Il en était ainsi dans le passé et, même si le contexte a évolué, aujourd'hui encore certains Corses n'hésitent pas à affirmer que le corse n'existe pas, pas plus que le peuple qui le parle; je pense notamment aux propos de Charles ORNAN0, sénateur maire bonapartiste de la ville d'Aiacciu qui, en 1990, s'exprimait au Sénat sur la notion de peuple corse.

 

2. La langue corse aujourd'hui.

 

Avec la fondation, par S. Casanova, du journal entièrement rédigé en corse A tramuntana (1896), commence à germer cette idée de « langue » qui concurremment à celle de « dialecte », pénètrera de plus en plus fermement la conscience linguistique de la communauté insulaire, y compris à son insu. « Désormais, si certains continuent encore à parler de « dialecte corse » », ce n'est plus que par inadvertance ou par la force d'une habitude que le renouveau des années l970 balaiera de façon définitive" (F. ETTORI, 1981).

Mais on peut également inverser le rapport car, s'il est exact que la plupart des Corses parlent aujourd'hui de la « langue » corse, il n'en demeure pas moins vrai que nombreux sont ceux qui le font, par « habitude » voire par "inadvertance » tant il est juste que depuis des années c'est toujours de la « langue corse » que l'on fait état même si les textes officiels ajoutent « régionale ». Par un réflexe de sélection gratifiante dû à l'idéologie diglossique c'est bien entendu l'expression « langue corse » qui reste imprimée dans les esprits.

C’est donc du côté des chercheurs insulaires, ceux qui depuis une vingtaine d'années ont pris le parti d'étudier et d'analyser eux-mêmes leur langue, qu'il nous faut rechercher les arguments qui ont permis au corse de figurer depuis peu sur une liste de « langues romanes » (4ème volume du Lexicon der romanistichen Linguistik).

Du côté des dialectologues et des linguistes Marie-Josée DALBERA-STEFANAGGI (1987) a bien montré comment le corse représente le résultat d'une évolution particulière du latin dans l’île, même si au cours de cette évolution certaines influences novatrices ont pénétré par la Toscane et d'autres plus archaïsantes sont dues à la toute proche Sardaigne. L'étude historique du corse montre bien qu'il nous faut concevoir la notion de « dialecte » par rapport au latin et non par rapport à l'italien.

Quant à Jean CHIORBOLI (1989), il démontre magistralement comment le corse constitue une entité originale et plurielle au sein d'une « Romania intertyrrhénienne ».

Pour ma part j'ai eu l'occasion d'écrire (J.M. COMITI , 1992) qu'il n'est pas raisonnable de nier le lien génétique qui rattache le corse à f italien; toutefois il faut préciser que ce lien est celui qui réunit toutes les langues romanes entre elles c'est-à-dire une langue commune originelle: le latin. De ce fait corse et italien sont des langues « demi-sœurs » car elles ont un géniteur commun, l'autre géniteur (toujours différent pour chaque langue romane ) étant le peuple qui élabore les caractères spécifiques à son identité linguistique.

Du côté des sociolinguistes, sous l’impulsion de Jean-Baptiste MARCELLESI et de Jacques THIERS, est apparu le concept d'individuation sociolinguistique qu'une A.T.P. acceptée par le C.N.R.S. a permis de valider par son application à la situation corse. Les travaux menés par une équipe mobilisée autour de ce thème ont montré comment les Corses, confrontés à une série de variétés linguistiques corses et non-corses, reconnaissent toujours les variétés corses à travers leurs particularités propres et laissent en marge de la corsité linguistique toutes les variétés qui pourtant sont réputées proches des parlers insulaires. Il s'agit bien d'un processus d'identification d'une langue (le corse) qui prend ses distances par rapport à des langues génétiquement voisines (italien, ligure, sarde), au sens où l'entend Ž. MULJAČIĆ (1982 ) avec la notion de « distanciation » .

L’investigation de la réalité sociolinguistique corse donne accès à une conscience linguistique qui légitime l'existence d'une « langue poIynomique » (autre concept issu de la sociolinguistique corse) en pointant une véritable identité masquée et laissée latente. « Cette existence souterraine d’un sentiment et d'une expression collectifs semble avoir été dictée à la communauté corse par les instruments successifs de pouvoir et en particulier par les institutions des Etats et leurs appuis locaux » (J.THIERS, 1989).

Toutefois, depuis les années 1980 à nos jours, les successives évolutions institutionnelles de l’île devenue aujourd’hui Collectivité de Corse avec un certain nombre de prérogatives en matière de politique linguistique ont permis à la langue corse de renforcer sa présence dans la société, notamment dans l’espace public. La répartition diglossique traditionnelle « privé – public » a nettement évolué et la langue corse circule désormais dans des domaines autrefois inaccessibles : l’école avec l’apparition du CAPES en 1991 et de l’agrégation en 2017, l’université avec une filière complète d’études corses depuis ses origines, les médias avec la formation et le recrutement de nombreux journalistes bilingues, les entreprises et les collectivités locales qui s’engagent par la signature d’une charte, la littérature largement ouverte à tous les genres, le spectacle vivant qui au-delà du chant investit les scènes théâtrales mais aussi le petit et le grand écran. Bref, des avancées non négligeables qui malheureusement ne compensent pas encore la faiblesse de la transmission intergénérationnelle.

 

Pour conclure.

 

Autour de la problématique « langue – dialecte » les études à caractère scientifique démontrent incontestablement que les facteurs linguistiques ne suffisent pas à définir et à classer les langues. II existe également des paramètres d'ordre sociolinguistique qui peuvent bouleverser les classements et les listes issus de l'analyse strictement linguistique. Un de ces paramètres apparaît clairement dans les manifestations de la volonté populaire qui, à travers l'affirmation ou la construction d'une identité culturelle, trouve dans son expression linguistique le terrain privilégié sur lequel elle cultive sa différence.

Aujourd'hui la langue corse existe par individuation ; l'étape suivante consiste, à travers ce que J.B. MARCELLESI (1985) appelle une « reconnaissance-naissance », à la faire exister par déclaration, c'est-à-dire par une reconnaissance institutionnelle dans le cadre de la coofficialité du corse et du français.

Mais l'Etat jacobin français est-il disposé à reconnaître institutionnellement, à l’intérieur de ses frontières politiques, d'autres langues que le français ? En l’état actuel des discours et des prises de positions officielles il nous est permis d’en douter.

 

 

Bibliographie sommaire.

 

ALBERTINI J. (1968): Petite grammaire corse, C.E.R.C.

 

A.T.P. C.N.R.S. 91 1164: Implications théoriques et modalités du processus d'individuation sociolinguistique corse, programme de recherche (1984-1987) en « Sciences du langage » dirigé par J.B.MARCELLESI, Institut de linguistique, Université de Rouen.

 

CHIORBOLI J. (1989): « L'individuation corse dans la Romania intertyrrhénienne », in P.U.L.A. n. 7, GRIC, Université de Corti, pp. 61-88.

 

COMITI J.M. (1992): Les Corses face à leur Langue. De la naissance de l'idiome à la reconnaissance de la langue. Aiacciu, éd. Sguadra di u Finusellu.

 

DALBERA-STEFANAGGI M.J. (1987) : Unité et diversité des parlers corses: le plan phonologique, parenté génétique et affinité, thèse de doctorat, Université de Provence, Aix-en-Provence.

 

ETTORI F. / FUSINA GHJ. (1981): Langue corse: incertitudes et paris, Aiacciu, Scola Corsa, Maison de la Culture de la Corse.

 

MARCELLESI J.B. (1983): « La définition des langues en domaine roman: les enseignements à tirer de la situation corse », in Actes du XVIIème congrès de Linguistique et Philologie Romanes, vol. 5, Sociolinguistique des langues romanes, pp.309-314 (vol. paru en l984).

 

MARCELLESI J.B. (1985): Pour une politique démocratique de la langue, supplément au n. 138 de « Terre Corse », mensuel régional du P.C.F., Aiacciu, juin 1985.

 

MARCHETTT P. (1989): La corsophonie, un idiome à la mer, Paris , éd. Albatros .

 

MULJAČIĆ Ž. (1982): “Le lingue per elaborazione (LE) a base italiana o italoromanza in un modello sociolingiulstico”, in: Quaderni d'italianistica, revue officielle de la Société Canadienne pour les Etudes Italiennes, vol. 3, n. 12.

 

MÜLLER B. (19S5) : Le français d’aujourd'hui, Paris, Klincksieck, Bibliothèque française et Romane.

 

THIERS J. (1989): Papiers d'identité(s), Livia, éd. Albiana.