Yvonne CLAPEYRON : « La parole ou la quête de l’autre dans Les yeux fermés de Marie SUSINI »
Attività altre
Yvonne CLAPEYRON
INSEE: 2200242I49CCI
LA PAROLE OU LA QUETE DE L’AUTRE
DANS LES YEUX FERMES DE MARIE SUSINI
Université de Paris VII
UER , Service des textes
et Documents
Mémoire .de Maîtrise
sous la Direction de
Marcelle MARINI
1982-1983
INTRODUCTION
Entreprendre un travail de recherches sur un texte de Marie Susini nous oblige à la situer d'abord dans son époque et en fonction de ses origines.
Née en Corse en 1916, c'est à l’âge de dix ans accompagnée par son père, que Marie Susini arrive en France -sur le continent, comme on disait là-bas.
Elle est encore une enfant lorsque ses parents décident de l’envoyer à Marseille, dans une institution religieuse, pour y poursuivre ses études. Elle y restera jusqu'à son baccalauréat.
À cette époque, en 1926, les moyens de communications avec l'île sont difficiles et longs, aussi les possibilités pour elle de retrouver son pays natal sont-elles rares. Si cette enfance est douloureuse, ne répond-elle pas aussi à une certaine soif de liberté :
" (... ) Jamais une enfance ne fut plus recluse et sévère, plus austère gue la mienne. Pourtant, je ne voudrais pas d’autres souvenirs que ceux que j'ai, ceux qu’elle m’a laissés. parce que mon enfance a été avant tout poétique, si l’on entend par là une manière de percevoir le monde et le temps (...) (1)
Mais, c’est éloignée de cette Corse qu’elle en est le plus proche. Elle dit elle-même bien plus tard :
"(...) Jamais je ne vois la Corse aussi bien, jamais je ne me suis sentie aussi près d'elle que lorsque je suis à Paris, où j’ai choisi de vivre, loin d'elle. Et même, elle se fait parfois si proche que je sens encore l’intense parfum du maquis au printemps, l’odeur âcre de la terre, lourde des olives noires, celle de la pierre chauffée par le soleil de midi dans l’air tout bleu de la plage, j‘entends encore le chant continu de l’oiseau la nuit dans les branches des orangers (...) » (2)
Après son baccalauréat, c’est à Dijon que Marie Susini commence ses études supérieures. Puis, à Paris la Sorbonne l'accueille pour terminer une Licence de Lettres Classiques et une Licence de Philosophie. Elle prépare un Diplôme d’Etudes supérieures sur Bergson et la philosophie indienne. Marie Susini suit aussi les cours de l'Ecole Pratique ces Hautes Etudes et parallèlement au collège de France ceux de Jean Baruzi, de Maurice Merleau-Ponty et ceux de Roland Barthes (3), et peut-être d'autres encore, mais ce sont ces trois Professeurs qui ont été les plus importants pour elle. Des liens d'amitié se nouent avec Merleau-Ponty et Roland Barthes, ainsi qu’avec Gaston Bachelard qui a été son professeur de philosophie. On peut citer aussi parmi ses amis personnels Albert Camus, qui l’a beaucoup poussée à écrire; deux écrivains italiens Secondo Silone et Elio Vittorini. Parmi ses relations littéraires, il faut signaler Carlo Levy, André Chamson, Louis Guilloux. La liste serait longue, mais nous ne donnons ici que les noms de ceux qui l'ont approchée de près et plus spécialement dans sa vie littéraire.
Marie Susini a été pendant trente années conservateur à la Bibliothèque Nationale où elle s’occupait particulièrement de sémiotique, d'archéologie, de philosophie et de littérature. Depuis 1971, elle est membre du jury du Prix Fémina. Cet auteur dont les oeuvres sont écrites avec des mots très simples, car, dit-elle, « pour aller au plus profond des choses il faut utiliser des mots simples », privilégie dans ses lectures la littérature grecque, latine, anglaise tels que Shakespeare, Saint-John-Perse ...
Depuis son arrivée à Marseille, Marie Susini n’est jamais retournée en Corse pour y vivre. Actuellement, elle se partage entre Paris et l’Italie, dans une région où elle retrouve quelque chose de la Corse, la Toscane. Et pourtant, cette Corse, quittée à l'âge de douze ans est bien, nous dit-elle. « (...) la note fondamentale gue j’ai retenue tout au long de ma vie. Et si je n'ai jamais eu le mal du pays, c’est qu’on n'a de nostalgie que pour ce qu'on a irrémédiablement perdu. Et qu'on aimait.
Aimer, c'est être à l'écoute. Depuis longtemps, à l'écoute de la Corse, je n’ai cessé de la questionner, de la fouiller, d’approfondir les accords qu’elle trouve en moi. Ce sont invariablement les mêmes thèmes qu’elle me renvoie : le tragique de la vie, l’absolu de l'amour, la toute puissance du destin ( ...) .' » (4)
Et ce sont ces trois thèmes que l’on retrouve dans toutes ses oeuvres, car c'est l'univers de la Corse que Marie Susini met sous ses yeux et qu’elle offre à notre entendement. Elle l’a écoutée vivre, à nous de la retrouver à l’intérieur des mots.
En publiant Plein Soleil en 1953 Marie Susini nous ouvre son pays natal pour le clore avec La Renfermée la Corse en 1981. « La boucle est bouclée, dit-elle, Je n’ai plus rien à dire sur la Corse ».
La Fiera, ce roman publié en 1954 est traduit en italien et en allemand ; en 1955 Corvara, pièce écrite sur les conseils d’Albert Camus est jouée au Théâtre de l’Oeuvre. Avec l’année 1957, Un pas d’homme, roman ; puis en 1960 Le Premier Regard, récit poétique d'un premier regard d'une petite fille pour un petit garçon. Et en 1960 Marie Susini publie Les Yeux Fermés, roman traduit en anglais par le traducteur de Céline. Ce texte se situe aux deux tiers de son oeuvre. Après ce roman, la publication de C’était cela notre amour en 1970, roman traduit en russe et en tchèque. Puis un dernier roman :
Je m’appelle Anna Livia en 1979; et en 1981 La Renfermée. La Corse.
Avec ce dernier texte, Marie Susini- a fini de parler de la Corse, mais toute la beauté de ces paysages qui éveillaient en elle tantôt l'émerveillement, tantôt la frayeur, resteront présents, mais d’une autre présence :
« (...) II n’est de vrais paysages que les paysages intérieurs. Et chacun de nous doit avoir de son pays natal une image singulière qui reflète le mystère enfoui au creux de ce que Saint-Augustin appelle « l’espace intérieur de l’âme ».
Dans cette immobilité solaire où je vois le mien, la couleur dominante est le noir.
La Corse m’apparaît comme une femme en deuil. Au dessus de la rumeur confuse qui persiste après que les voix se sont tues sans avoir pu tout dire, leur amour et leur haine, sa mélodie s’élève, c’est un « lamento » qu’elle destine à ceux qui ne peuvent plus l’entendre ( .. ) » (5)
Et, dans Les yeux fermés, le murmure continuel des voix restitue cette rumeur confuse et cette mélodie.
« (...) Il y a là-bas des matins qui sont comme le premier matin du monde.
Les contours des montagnes bleues de la Spozata se détachent sur le bleu du ciel, avec une telle précision, une si grande légèreté que le temps semble arrêté là, dans cette lumière touchée par la grâce.
Nulle part au monde on ne la trouve, je le sais maintenant, elle est à la fois intense et transparente, irréelle. Le silence alentour, je le connais aussi, on l’entend dans toutes les solitudes, et c’est sur lui que se referme tout amour.
Ce paysage aura toujours pour moi la force de la première image que j'ai regardée lorsque j'étais enfant, et comme la première page qu'il m'a été donné de lire (...) » (6 )
C’est la découverte de ce paysage corse parfois si saisissant par sa beauté mêlée d’innocence et d’austérité que nous offre Marie Susini dans Les Yeux Fermés. Tout d'abord, il nous semble utile de dire quelques mots sur l’histoire de la Corse telle que Marie Susini la restitue dans La Renfermée. La Corse. Dans ce texte publié en 1981, l'auteur parle non seulement de la Corse, mais aussi de sa propre histoire avec la Corse. Bien que dix-sept années séparent ces deux textes, il est impossible d’aborder Les Yeux Fermés sans tenir compte de La Renfermée.La Corse. Toutes les connotations, les métaphores ne pourraient y trouver la totalité de leur sens.
Au cours des années soixante, à la suite des événements de l’Afrique du Nord, la Corse ouvre ses portes aux rapatriés et en même temps se trouve envahie par les touristes et les promoteurs-
Une première transformation s’opère. Ainsi, ce « Monde du silence » fait soudain place à un univers de « bruyance » de tous ordres, avec ceux qui ne voient dans cette île que soleil et joie de vivre : « l’île heureuse » comme on l’appelle encore. La Corse, ce n’est pas cela :
« (...) Sa lumière est beaucoup trop intense pour donner une telle joie, le soleil devient tragique quand il tombe ainsi sans pitié (...) » (7)
Mais, cet afflux « d’étrangers » vers la Corse n’en a pas pour autant modifié la vie de l’île dans les profondeurs. Un peu plus tard, une autre circonstance, plus grave, celle-ci, a :
« ( . . . ) bousculé la Corse de fond en comble. Le temps de l'histoire a tout à coup remplacé le temps des légendes (...). » (8).
En effet, les mass-médias et tout particulièrement la télévision, sa fascination grandissante -en pénétrant dans cette Île- allaient l’atteindre tout entière, jusqu’au plus petit village de ses montagnes « noires », dans ce qu’elle a de plus profond », de plus misérable: sa culture traditionnelle. Elle touchait l’homme dans ses racines : toutes les valeurs transmises depuis toujours et qui représentaient pour chaque corse un refuge allaient disparaître. Mais, que pourrait-on mettre à la place ?
Avec les nouvelles générations, la référence « sacrée » au Père s’éteint. Des sentiments plus nuancés remplacent la « rigueur obstinée ». Tous ces apports culturels nouveaux sont amenés de l’extérieur, et de ce fait, ils ne pourront pas s’enraciner dans l'homme.
Désormais, plus de repères, plus d'identification possibles pour ces Corses « raccrochés à une nouvelle culture ».
Bien sûr, d'autres régions en France ont subi de tels bouleversements, mais pour la Corse, iI y a un autre problème sur le plan ethnique. A l'intérieur même de cette île, pourtant si petite, deux mondes différents sont en présence : « l’En deçà et l’Au-delà des monts ». (Ainsi nommés à cause de la chaîne de montagnes traversant du Nord au Sud).
« (.. ) Les Corses sont par nature et par leur traditionnelle formation de clan, imperméables non seulement à toutes les idéologies, qu'elles soient de droite ou de gauche, mais à tout apport de l’extérieur, toute influence, ou liaison, étrangère, on peut mieux comprendre l’ampleur d’un pareil bouleversement (...) » (9)
Commence alors la recherche de l’objet perdu : ce quelque chose dont on se trouve dépossédé avant même d’avoir pris conscience qu’il existait. » (10)
Mais cette Corse, si souvent occupée au cours des siècles, garde au plus profond d’elle-même :
« (...) la violence du sang comme un jaillissement originel, la passion innée de la liberté, l'orgueil de la solitude. Jusque dans l’affront, l’humiliation finale (...) et la violence qui exalte cette terre dans le même temps la consume (...) »(10)
Sans cesse, on doit affronter les problèmes de l’amour, et de la haine, de la vie et de la mort, où les deux termes, loin de s’opposer, ne font qu’un.
Dans Les yeux fermés, Marie Susini, en nous faisant partager ce qu'a représenté pour elle, enfant, la Corse, bien sûr ensoleillée, nous introduit dans la vie de ceux qui sont restés attachés à leur « terre natale », à leurs traditions.
C’est à ces images, parfois déchirantes, car il s’agit d’une lutte pour la vie, que le lecteur se trouve confronté : tout regard sur un ailleurs, toute recherche d’un autre « différent » représente l’interdit.
Comme une mère ne peut détourner son regard « captif » de son enfant, lorsqu’il tente ses premières investigations d’indépendance la Corse, « Mère-Patrie » retient ses enfants à l'intérieur d'elle-même : dans ce lieu où toute fuite, toute évasion est difficile car quitter une île, c’est d’abord traverser la mer et passer sur l’autre rive, à « l’extérieur » avec tout ce que ce monde extérieur représente : la honte, la perdition, la mort, puisque toute attache, tout lien sont coupés avec le groupe. Il se produit une sorte de « rejet » vis-à-vis de celui qui s’en va. Il avait une place, il n’a plus de place parmi les siens. Il n’est plus compté comme vivant mais comme mort. Ce n’est qu'un malheureux exilé à moins qu’il n'adopte les valeurs de « l’ailleurs ».
La Corse, c’est tout cela, et Marie Susini, dans ce roman nous en fait une évocation à la fois poignante et poétique. Cependant, elle ne le fait qu’à travers un brouillage qui rend impossible une lecture « réaliste », c'est le cas des prénoms qui se rapportent à d’autres pays que « la Corse: l’Italie avec Fabia et d’autres prénoms tels que Séfarad et Tahr.
Souvenirs d’une enfance lointaine, retour vers un passé que de nombreuses strates ont déjà recouvert, qu’importe! Ce que nous percevons de ce passé ce sont : les traces, les marques, les trous, les vides laissés par les évènements qui ont frappé une imagination d’enfant, et cette vision de l’enfance nous la découvrons dans la narration.
Comprendre Les yeux fermés, c’est retrouver la partie cachée de l'histoire de Séfarad, le drame de sa vie, cet amour incestueux avec son frère Sabé, qu’elle garde dans le silence. Jusqu’au jour, où elle n'en peut plus, où elle veut savoir, alors elle demande à Sabé de venir la retrouver sur les lieux du drame. C’est en ce lieu que nous la rejoignons, sans encore le savoir, avec la première phrase du récit :
« Des yeux fermés, c’est ce que je vis et toi ? » (11)
Si le regard et la voix occupent d.ans ce texte une place importante, et si ces thèmes sont privilégiés par Marie Susini, c'est qu'ils traduisent très bien, à la fois, une enfance perdue et l’âme de la Corse.
Dans les villages les plus marqués par la culture traditionnelle, ceux de La montagne, où règne un profond silence entre les êtres, la parole en tant qu'échange verbal, communication, est difficile ; alors il y a le geste, le regard.
La voix dans ce roman, ponctue le temps, la valeur des choses de la vie, la joie, la douleur s’entendent comme un chant, souvent douloureux, quelquefois apaisant. Elle fait penser au chant que se chantaient à elles-mêmes, de façon inaudible, les femmes au bord de la rivière : chant murmuré à voix basse, chant qui rappelle la présence de l’autre.
Est-ce cette quête de l’autre comme représentant de l’objet perdu qui a éveillé ma curiosité?
Est-ce la mélodie qui s’élève de cette « terre brûlée par le soleil », ce « lamento » qui ne pourra jamais se taire, que j'ai entendu dans Les yeux fermés ? Sorte de plainte, chant de la douleur où les voix des vivants et des morts se mêlent à la voix narrative ? C'est peut-être tout cela à la fois.
Mais ce qu’il y a de certain, c’est que le style de Marie Susini a retenti en moi par sa construction poétique. J’ai voulu connaître ce chant qu’elle donne à entendre, la musique des mots, leur langage intérieur, toutes ces explosions de connotations qui jaillissent ce toutes parts.
Et puis, comme toute forme d’art, que ce soit la musique, la peinture, le cinéma ou l’écriture, résonne toujours quelque part en chacun de nous. Les Yeux fermés m'ont renvoyé quelque chose de ma propre histoire avec la notion du temps sur lequel ce roman est construit : le temps figé, le temps qui passe et le temps passé.
CHAPITRE I
Analyse du texte
Ce texte Les Yeux fermés publié dans la collection « Livre de Poche » représente 125 pages. La couverture du livre, un visage de femme, jeune, les cheveux épars, les yeux fermés, les lèvres entrouvertes. Il s’agit d’une image un peu floue sur fond ocre. On peut imaginer sur ce visage comme une attente de quelque chose, une demande intérieure. On peut aussi y voir une femme endormie ou pourquoi pas rêvant. En haut, à gauche, le titre du livre.
A l’intérieur pas d'introduction ni de préface -il en est ainsi pour tous les livres de Marie Susini- mais une note brève sur l’auteur et sur le roman. Sur une autre page, « Pour Norbert », et à la page suivante une citation de Tchékhov et une de Heidegger.
Le roman commence à la page 9. Au niveau typographique, il ne se présente pas selon l'usage courant avec des divisions en chapitres. Seuls de grands blancs pour séparer les différents discours, et aussi pour respecter les diverses modalités du temps: le temps passé et le temps qui passe.
On peut dire qu’il se présente comme de courts tableaux, sorte de flash, traités sur deux plans : celui de l’enfance et celui de l’adulte, les deux étant repris par une même conscience. Au début de la lecture, on avance par tâtonnements au milieu de noms sans visage, parmi des fragments de souvenirs. Au premier abord, un repérage n’est pas facile, une seconde lecture immédiatement après la première peut être nécessaire.
Toutefois, il est impossible de repérer trois parties.
Une première partie qui va de la page 9 à la page 28, présente les lieux où va se dérouler l'histoire que l’on peut ainsi reconstruire et résumer : celle d’une femme, Séfarad, qui revient dans son « pays natal », la Corse ou un autre pays méditerranéen, après de longues années d’absence. Elle veut revivre son passé dans le lieu où elle a vécu et pour cela, elle a demandé à Sabé, son frère, de venir la rejoindre dans ce lieu même. Des liens très forts l'attachaient à son frère, son compagnon de jeux pendant leurs années d’enfance. Puis soudainement, la vie les a séparés, alors qu’ils étaient encore très jeunes. Sabé a oublié Ie passé et il n’a aucun désir de réveiller des souvenirs lointains ; aussi son attitude parfois indifférente, voire hostile à l’égard de sa soeur, va-t-elle la décevoir. Les retrouvailles sont impossibles, et Séfarad, dans sa solitude, laisse défiler tous les souvenirs de son enfance. de sa vie passée.
Ces lieux revécus dans le -récit sont donc ceux du passé, mais la réalité les a transformés :
« (...) Partout, il y a des orangers, des cyprès, des palmiers, des oliviers, il y avait.... il n’y a plus que les voix de l’enfance perdue.-. . « (12 )
Ce sont ces voix qui vont résonner, pendant tout le récit.
Les personnages y sont introduits selon la nécessité du récit et dans une vision du temps passé. A la lecture, nous ne pouvons les identifier, leur repérage se fait par ce qu’ils font et non pas par ce qu’ils sont- Nous sommes dans le registre du faire et non de l’être.
Au début du roman, dans la première phrase :
"Des yeux fermés, c'est ce que je vis, et toi ? »
il y a la reprise du titre avec « les », article défini, transformé en « des » article indéfini, qui indique que ces yeux, dont iI est question -dans la première phrase- nous ne les connaissons pas encore. Alors, Les Yeux fermés, du titre, sont-ils les mêmes que ceux de la première phrase ?
Nous ne pouvons répondre à cette question pour le moment et cela révèle la première ambiguïté. De plus, « c’est ce que je vis » en soulève une autre : s’agit-il du verbe voir ou du verbe vivre ?
Accompagné d'un attribut d'objet le verbe voir introduit l’idée d'une subjectivité perceptive et entraîne avec lui, la notion d'ambiguïté: les yeux -dont il est question- m’ont apparu fermés, mais toi, comment les as-tu vus ?
Cette première phrase peut être dénoncée comme évaluative, donc subjective et par ce fait ambiguë.
La phrase suivante :
« Mais peut-être n'était-ce pas tout à fait comme cela ... » vient en redondance et pose vraiment la question du doute ? « Mais peut-être » se rapporte à celui qui parle et maintient le sens de la première phrase. C’est un modalisateur qui nuance le « pas tout à fait », ainsi que la négation « n’... pas ». On peut donc maintenir l’ambiguïté de la première phrase.
Malgré cette ambiguïté que nous ne pouvons résoudre, mais tenant compte de la suite du texte dans la première page, nous considérons que les yeux fermés, dont il s'agit dans ce début du roman, sont ceux de Fabia, et c’est d’ailleurs sur cette ambiguïté que se construit le récit.
Ce « Je » qui a vu des yeux fermés -ceux de Fabia- va devenir un « Je » qui fermera les yeux sur sa propre histoire.
Dans cette première partie qui est un monologue on a souvent l’impression d’assister à un dialogue. En effet, Ie temps passé étant repris sous la forme d'un discours, ce « Je » s’adresse à un autre.
La ponctuation est importante : points de suspension, d’exclamation, d'interrogation, beaucoup de phrases courtes, quelquefois très courtes :
« (...) c'était juste, non ?... »
« (...) c'était vrai ... »
« (...) Il y avait... »
« (...) Tu vois ? ...Tu vois... »
L'utilisation des parenthèses, pour introduire en discours rapporté, des précisions concernant un personnage, une action dans le discours. Par exemple :
« (...) (fermés ou pas, cela ne comptait plus, n’avait jamais compté, en somme) . . .« (13)
ou entre deux tirets :
« » inhumaine, affirmait Andrès- ... »
Dans cet exemple, le sens est différent. Il s’agit seulement de préciser et de renforcer un jugement d'Andrès à l'égard de Fabia.
Tout au long de cette première partie les deux discours alternent : celui de l’enfance pour dire le passé, celui de l’adulte pour dire le présent, c’est-à-dire, ce qui se passe en ce moment même, où une femme est là, attendant celui qui chemine à travers la campagne et qui va la rejoindre.
La deuxième partie se situe de la page 28 à la page 50. Séfarad et Sabé se trouvent réunis à l'endroit où était la maison familiale et qui abrite alors, un hôtel. Pendant une vingtaine de pages se déroule entre ces deux personnages, apparemment, un dialogue, alors qu'en réalité, ce n’est qu’un monologue, il n’y a pas d’échange entre Sabé et Séfarad ; elle parle en présence de son frère ; elle s’adresse à lui pour revivre ses souvenirs d'enfance, mais lui écoute sans entendre. Il n’entre pas dans le discours de sa soeur. Il est à la place de cet autre elle-même qu’elle recherche- Alors, il ne comprend pas, et sa voix ainsi que ses paroles marquent une distance, nécessaire au discours (nous le verrons plus loin):
« (.. . ) On aurait pu se voir ailleurs, dit-il de sa voix sans timbre.
- L'île est si petite
- N’importe où ailleurs
-Je voulais te voir seul.
- Il y a beaucoup d’endroits où nous aurions pu nous rencontrer.
Elle laisse glisser sa main le long d’un roseau.
« Je ne sais plus. » (14)
A la fin de cet entretien, Séfarad, après avoir revécu ce lieu du passé, dans la transformation du présent où la nostalgie se mêle à la violence, se retrouve seule. Sabé garde les yeux fermés.
« (...) Il n'y a plus personne pour répondre, plus personne pour écouter ... » (15)
Séfarad, désemparée par cette présence/absence de son frère, ne peut maîtriser son passé, alors, dans une troisième partie, où nous voyons défiler toute sa vie, ses souvenirs lointains ou plus récents, « les deux discours enfance/adulte se mélangent. Et, à la fin, elle retrouve cette enfance pour la reperdre en même temps. Mais, à partir de ce moment, elle va pouvoir se souvenir.
La dernière phrase :
« (...) Et pour la première fois j'étais seule, à l’heure où le soleil tombe dans la mer.
C’est alors que j’ai commencé à me souvenir... »
rejoint la première :
« Des yeux fermés, c’est ce que je vis, et toi ?"
Tenter une analyse du récit, c’est tenir compte que toute oeuvre narrative se détermine selon plusieurs niveaux :
« (...) Comprendre un récit, ce n’est pas seulement suivre le dévidement de l’histoire, c’est aussi reconnaître des « étages », projeter les enchainements horizontaux du « fil » narratif sur un axe implicitement vertical ; lire (écouter) un récit, ce n'est pas seulement passer d'un mot à un autre, c’est aussi passer d’un niveau à l’autre. Le sens n'est pas au bout du récit, il le traverse." (16)
En effet, « entendre » quelque chose d’un récit, c’est le lire non pas seulement dans sa linéarité sur l’axe syntagmatique, mais aussi sur l’axe paradigmatique où toutes les substitutions, les métaphores s’entrecroisent, se superposent. Dans cette infinité de mots qu’est le récit, il est important de tenir compte de ce que chaque mot a un sens dans son rapport avec les autres mots, que toute parole émet des sons, et que ces sens et ces sons sont pris en charge par un sujet, dans un discours. Le discours, le lieu où s’établit une communication nécessaire aux deux partenaires, celui qui produit (l’émetteur) et celui qui reçoit, reconnaît (le récepteur) -
Dans cet « échange verbal » où se jouent des rapports de pouvoir où « tout mot veut dire ce que je veux qu’il signifie », et en même temps « tout mot veut dire ce qu’il veut dire » (selon son sens en langue) if faut essayer de rapprocher ces deux « vouloir dire ».
Entre l’encodage et l’encodage, le message subit des « bavures », le sens se trouve altéré dans l’intervalle de ces deux opérations. Et tout en sachant que l'énonciation ne peut se constituer en objet d'étude, car elle est « l’archétype même de l’inconnaissable » (17), il est indispensable de prendre en compte ces « distorsions » qu’elle a subies à partir de sa valeur originelle. Pour connaître l’énonciation, nous sommes alors contraints de l’aborder par la problématique des traces.
Les unités énonciatives que sont les shifteurs, modalisateurs, termes évaluatifs, utilisés par le locuteur qui « imprime sa marque à l'énoncé » fonctionnent comme indices d'inscription dans cet énoncé; ils vont nous permettre le -repérage du sujet de l’énonciation, dans l’univers du discours. C’est pourquoi dans les relations communicationnelles (émetteur/récepteur) il est important d’analyser les composantes linguistiques ( et para-linguistiques : gestes, regards, voix ) mais aussi les composantes extra-linguistiques, telles que les déterminations psychologiques, culturelles, idéologiques qui entraînent avec les composantes linguistiques des rapports étroits et obscurs.
Dans ses travaux, Emile Benvéniste répète très souvent que le « Je » du code appartient à tout le monde, donc le monde lui-même, se fixe selon trois repères : « Je/ici/maintenant ». Toute parole est égocentrique.
« (. . . ) Permettant au parleur » de se constituer en sujet (identique à lui-même d'un acte de parole à l’autre, puisque toujours désignable par le même signifiant « Je » ) et de structurer l’environnement spatio-culturel ... » (18)
C‘est donc dans un procès d’appropriation qu'en se désignant, "Je" s’énonce comme sujet.
Dans ses récents travaux, et plus particulièrement dans le texte déjà cité, C.Kerbrat-Orecchioni, développe une théorie du discours permettant de réintroduire le sujet parlant par la « formulation de correspondance des faits énonciatifs ». Ses recherches seront pour notre travail, une sorte de « point d’appui » dans ce décryptage qu’exige toute analyse de discours.
Il nous semble utile de préciser que le discours littéraire se caractérise selon deux instances énonciatives : l'instance intratextuelle (narrateur/narrataire) et l’instance extratextuelle (auteur/lecteur). Les relations qui s’instaurent entre ces deux actants (actant intradiégétique et actant extradiégétique, selon Gérard Genette (19) fonctionnent à la fois comme « opérateurs d'identification » et comme « écran ». Ainsi, l’auteur (écrivain/scripteur) se métamorphose dans le narrateur, tandis que le narrataire s’interpose entre le narrateur et le lecteur. Cependant, le lecteur ne peut-être confondu avec le narrataire, pas plus que l’auteur ne peut l'être avec le narrateur. D'où toute l’ambiguïté qui se rapporte à la question : « Qui parle? ». Roland Barthes ne déclare-t-il pas à propos de Flaubert, que le propre de l'écriture » (...) est d'empêcher de jamais répondre à cette question : Qui parle? (20),
Et, c’est bien ce « Qui parle ? » qui nous questionnera dès la première ligne dans Les yeux fermés.
Pourrons-nous y répondre ?
« Des yeux fermés, c'est ce que je vis, et toi ? ..."
Le choix du titre met le lecteur devant une première ambiguïté : de quels yeux s'agit-il ? La polysémie qu'introduit cet énoncé « Les Yeux fermés » ne permet pas, au départ, d’identifier la personne qui ferme les yeux.
On ferme les yeux dans l’intensité de l'écoute ou du désir, pendant le sommeil, on ferme aussi les yeux de ceux qui sont morts, car le regard vide, figé, de la mort imposerait une vision insoutenable. Et puis, on ferme aussi les yeux pour mieux entendre la voix intérieure redire le passé :
« (...) Et je fermerai les yeux pour mieux entendre la voix de Mère ... »(21)
Ainsi, « Les yeux fermés », dans ce roman ne traduisent-ils pas une quête multiple de l’autre ? L'analyse du récit pourra peut-être nous permettre de le découvrir.
Dans un premier temps, nous allons chercher à définir le statut intertextuel des principaux actants de l'énonciation que sont : le locuteur (émetteur) et l’allocutaire (récepteur) .
Avec la première phrase du roman :
"Des yeux fermés, c'est ce que je vis, et toi ? »...)
le statut du locuteur et celui de l'allocutaire sont posés de façon explicite avec « Je/Toi ». Nous sommes donc, dès le début dans l’énonciation. Cette présence explicite de deux actants de l’énonciation, nous la retrouvons dans « Nous » qui reprend « Je/Tu » :
« ( . . . ). Mais nous deux qui étions près de Fabia ... »
« (...) Nous savions que ce n’était pas vrai ... »
« (. .. ) Nous étions trop petits pour comprendre . . . »
C’est le regard porté sur Fabia, d’abord par le « Je/Tu », et ensuite par « Nous deux » qui permet de dire que dans « Nous » sont inclus « Je/Tu ».
Il semble possible de retrouver parfois, une présence explicite de « Je » dans « Elle » :
« (.) Et elle aujourd’hui, sur les lieux mêmes où vivait la maison .. » (22)
Le terme « La maison », attribué à « elle » et que nous avons déjà rencontré dans le texte, lorsqu’il est question du regard porté sur Fabia , « (quand allait entrer dans la maison . . . ) » par Je/Tu, nous autorise à dire que le pronom personnel « Elle », ici, n’est pas neutre, et peut être remplacé par « Je », sans pour autant que la phrase en soit altérée.
La même remarque peut se retrouver pour certains « Il » :
« (... ) Depuis l’instant où il a quitté la grande route pour entrer là, dans ses terres ... » (23)
« Il », dans cet énoncé est associé à l’adverbe de li « là » ainsi qu’au pronom possessif « ses » qui spécifie « terres » ( les siennes ) c’est-à-dire celles de l’allocutaire « Tu ».
Le cas de « Elle » et « Il » que nous venons de voir peuvent ainsi fonctionner comme intervention directe du locuteur ou de l’allocutaire.
Nous retrouvons aussi la présence explicite de ces deux actants dans leur nomination ; le locuteur (trice) « Séfarad » et l'allocutaire « Sabé » mais cela seulement à la page 28. Tous les pronoms antonymes, bien sûr, « Moi/Toi/Lui » marquent aussi une présence explicite.
Mais le statut de ces deux énonciateurs peut se caractériser, dans l'énoncé, par une présence indirecte, à travers les expressions diverses :
« (...) C’est en tout cas ce que Dona Inès affirmait ... »
« (...) C'est celle qu'empruntent les charrettes, quelquefois -rarement- la voiture de Père ... »
Dans la première phrase, le modalisateur « c’est », verbe être au présent, employé avec le démonstratif « c » » nous indique que celui qui parle ne peut être que « Je » et qu’il sous-entend la présence d’un autre. Il s'agit là d'une expression évaluative . Avec la seconde phrase, on retrouve avec « c’est », la même valeur évaluative renforcée par « celle » qui se rapporte à la « route pierreuse » (cet énoncé « la route pierreuse » revient à plusieurs reprises dans le récit avec une valeur sémantique importante attachée au passé) . De plus, les adverbes « quelquefois «, et « rarement » placé entre deux tirets pour renforcer la caractéristique, indiquent une valeur axiologique qui se rapporte à la voiture de Père. Et « Père » ne peut être attribué qu'à « Je/Tu/Nous », dans cet énoncé.
Dans la phrase suivante ;
« Notre terre descend en douce pente » l’adjectif possessif « notre » identifie « terre » et marque en même temps un rapport d'appropriation qui s’adresse à une personne : celle qui parle « Je/Tu ».I
La présence indirecte du locuteur et de l’allocutaire peut aussi prendre la forme du vocatif :
« (...) je détalais aussitôt pour le crier à tous, à la campagne, au soleil : « Il arrive " (24)
ainsi que « les formes de l’impératif qui incluent toujours une deuxième personne :
« (...) Oh ! raconte... »
« (...) Plus loin !... »
Ce n’est pas la simple figuration de « Je » dans un énoncé qui détermine le locuteur, mais en s’adressant à l’autre « Je » s’inscrit à l’intérieur de son propre discours, dans un processus d’appropriation, et en même temps il y inscrit l’autre.
Si, avec cette analyse que nous venons de faire, nous avons pu définir Les deux actants de l’énonciation, il nous reste maintenant à identifier « Qui parle ? » dans Les Yeux fermés, car « (...) il paraît inconcevable de décider du sens de ce qui est dit sans avoir d'abord établi l’origine du dire (...) » (25)
Ce « Je » qui s’inscrit dans l’énoncé sous des formes diverses que nous venons de citer, ne nous dit pas qui il est.
En effet, « Je » est tantôt un enfant :
« (. . . ) nous étions trop petits pour comprendre ... »
tantôt une femme :
« (. .. ) Elle jette un regard qui ne se pose pas ... »
Puis "Elle", se présente comme une jeune femme :
« (. ..) Les yeux de la jeune femme recommencent à suivre ..."
Nous avons donc identifié deux enfants « Je/Tu » et nous avons une jeune femme représentée par « Elle ». Nous savons que « Elle » peut être aussi « Je », nous l’avons analysé précédemment. Mais, alors, qui parle ? Ce sont les enfants ou la jeune femme ?
Dans la phrase suivante, nous découvrons le nom de Sabé :
« (. .. ) Elle ne pourrait pas dire non plus quand ça a commencé, si ce n’est pas encore lui, Tahr, et non Sabé, son frère qu'elle regarde" (26)
Sabé serait le frère de « Elle », donc de la jeune femme.
Alors Sabé et la jeune femme: deux adultes et « Je/Tu » : deux enfants.
Avec La phrase ci-dessous, Sabé devient « Il »
« (...) Il a quitté le raccourci.
Il ne lève pas les yeux une seule fois » (27)
Dans ce cas, « Elle/Il » et « Je/Tu » semblent être les mêmes personnes et pourtant elles sont représentées soit par des enfants soit par des adultes.
A la page 26, nous avons un « Je » qui prend la place de « Elle ». Aucune possibilité de comprendre qui parle avant la page 28 où « Elle » est nommée "Séfarad" par celui qui monte le sentier et nous savons que c'est Sabé. Le frère et la soeur, Sabé et séfarad., se trouvent réunis et nous savons que celle qui parle est Séfarad; la narratrice.
La première partie du roman s’achève au moment où son nom est prononcé ; la narratrice Séfarad dans ce monologue/dialogue prend en charge par la voix narrative, la voix de l’enfance du temps passé et celle de l’adulte au temps qui passe, le présent narratif.
Il nous faut maintenant aborder les autres personnages. Comme nous l’avons déjà souligné, leur statut ne se rapporte pas au registre de l'être mais à celui du faire, car leur intervention se situe au niveau de la praxis. Ce sont eux, qui, par leur action nous renseignent sur le déroulement du récit.
Le personnage principal, Fabia, occupe une place importante. Elle est, en quelque sorte le « pivot » autour duquel les autres personnages s’insèrent dans l’action; son intervention, dès le début du récit, se fait sous l'angle de deux regards. Autrement dit, nous connaissons Fabia selon le regard des autres : celui de « Je/Tu/Nous » et celui de Dona Inès. « Je/Tu/Nous » où le locuteur et l’allocutaire manifestent pour elle un regard de bienveillance, d’admiration:
« (...) peut-être que Fabia à l’écart des autres n’avait cessé de le regarder avec l’assurance d’une femme qui se sait regardée (... )
Nous deux qui étions près de Fabia, occupés non pas à regarder Pedro jouer de la guitare, mais à contempler Fabia si belle ce soir là. » (28)
Le regard de Dona Inès est un regard réprobateur d'une valeur axiologique incontestable, elle voit en Fabia une « effrontée » avec tout le sens péjoratif qui pèse sur ce terme ; la honte, la perdition, le malheur :
« (. . . ) Dona Inès ne voyait guère ; elle avait pourtant vu les grands yeux de Fabia fichés effrontément sur l’homme (29)
« ( . ..) Il y a une manière de regarder un homme, même les yeux obstinément clos, encore
plus effrontée que lorsqu’on les pose sur lui grands ouverts » (30)
« ( ... ) Fabia, toute la nuit -à la vue de tous- avait tenu Pedro captif dans ses yeux (...) Et dans son corps (31)
Deux regards, deux jugements différents. Le regard de Dona Inès apparaît au premier abord, comme de « l’extérieur », l’expression et « dans son corps » soulève un conflit entre l’adulte et le « Je/Tu » comme enfants. Eux ne savent pas, ne comprennent pas « Nous étions trop petits pour comprendre » mais, cependant, ils sont sûrs de leur regard. Alors, quel est ce savoir de Dona Inès sur Fabia ? Comment peut-elle savoir ce qui se passe dans le corps de Fabia ? C'est ce qu’elle peut en imaginer et cela relève du présupposé. Ainsi, l'objectivité que l’on était tenté d’accorder à a phrase « Et dans son corps » ne peut être maintenue. L'ambiguïté introduite par la présupposition place cette phrase dans la subjectivité et en même temps se manifestent deux coupes d’oppositions : Bon/Mauvais et Intérieur/Extérieur ou Dedans/Dehors . Jeux du regard et de la voix sur Fabia repris par « Je » qui les donne à « Tu ».
Fabia était arrivée à la maison, après la mort de Lena Madalena :
« (. . . ) Fabia allait arriver chez nous et avec elle allaient entrer la jeunesse-et la joie, la joie fière, sauvage, de ses Yeux vert-noir. On l’aima tout de suite ( . . . ) On allait même l’aimer plus fort, on savait qu'elle aussi pourrait partir un jour comme Lena Madalena ( . .) « (32)
En effet, Fabia est partie. Un jour, elle laissa l’île et une vie dure et austère, pour aller ailleurs, de l’autre côté de la mer. 0ù exactement ? On ne le sait pas vraiment; mais, dans « ce qu’on apprit par la suite être bel et bien un bordel ». L’histoire de Fabia est douloureuse, elle dit tout ce que peut être une vie de femme qui s’en va loin des siens, et qui n'a plus d’attache nulle part.
Au cours du récit, sa vie s'identifie à celle de Séfarad au point qu’elle se confond à certains moments. La souffrance, la honte, l’humiliation tout ce qu’une femme peut vivre dans son corps, est là, présent:
« (...) La solitude pire que l’alcool avait commencé à faire osciller son corps en un mouvement régulier de métronome et en elle s'était élevée une pointe aiguë et pâle qui n’avait plus rien d’humain. Quelqu’un entendit-il alors le cri de Fabia dans la nuit,- au bord du fleuve ? - ... » (33)
Justement, cet appel, ce cri de désespoir, qui pouvait l’entendre ? Personne ne pouvait l’entendre « derrière ies volets clos », à l’abri du soleil, de la chaleur, mais aussi de l’autre.
Alors, après, que resta-t-il de Fabia ?
« (. . . ) Son sein droit portait une profonde balafre rouge et bleue, d’où il nous était impossible de détacher nos yeux, et qui nous Laissa muets de pitié et d'épouvante ... » (34)
« Balafre rouge et bleue" sur le sein de Fabia, sur ce lieu du corps qui est une marque de la féminité, c’est cela qui est atteint chez elle. Non seulement Fabia n’est pas reconnue en tant que femme, mais elle est annulée, effacée par cette marque. Et puis, « rouge et bleue », n’est-ce pas aussi la couleur du ciel le soir, au couchant : Réminiscence du soir où se déroula le drame pour Séfarad ?
La vie, la mort, l’amour, la haine, tout cela dans un même corps : celui de Fabia, marqué pour la vie.
Dona Inès que nous venons de citer en parlant de Fabia, est une vieille servante qui cherche à s'identifier à Dolorès, une de ses amies d'enfance. Dolorès vit à la ville, et Dona Inès qui veut connaître la ville va la voir, mais la vie de Dolorès n’est pas celle de Dona Inès. Elle rentre de ce voyage remplie d’amertume :
« (. . . ) De la ville, rien. Elle n'avait rien vu. Et avec l’obstination de ceux qui cherchent, dans son désir de savoir la vérité avant de mourir, elle ne cessait de poser des questions à Fabia, comme pour découvrir les liens que Ia ville pouvait avoir avec la mort ... » (35)
Le problème de la mort qui est posé ici par Dona Inès et par rapport à la ville, renvoie à l’image du malheur que représente tout départ de l’île. Et puis, c’est aussi pour Séfarad, l'image qu’elle évoque le jour du départ de Sabé : « Tu allais partir de l'autre côté de la mer, dans une grande ville ... »
Pour Lena Madalena c’est aussi ce douloureux problème de la vie et de la mort qui est présent. Mère d’un fils parti en mer, comme marin. Lorsque Léna Madalena apprend la mort de son fils, qu’elle n’a jamais revu, elle ne peut survivre et meurt trois jours après :
« (...) Et de la même façon que Léna Madalena avait tissé la vie en elle au fil des heures et des jours, de la même façon muette et solitaire, en elle, elle greffa la mort » (36)
Donata avait été ramenée très jeune de la ville par Père, (peut-être vers douze ans). Elle n’aimait que la couleur verte. D'un esprit assez simple il lui arrivait souvent des aventures, entre autre, celle du pot de chambre posé sur sa tête qu'on ne pouvait plus lui retirer. Elle était souvent en contemplation devant la pendule et un jour elle dit :
« ( . . . ) si on la laissait se taire, ce serait toujours le matin, toujours l’été comme tout de suite ... (37)
Il y a aussi Aldo; le plus vieux de tous, dont on ne parle pas beaucoup. Il est là au milieu des autres, geignant. Pédro, le joueur de guitare, avec ce refrain qu'il chante pour le jour de la fête de Las Cruces et qui revient comme un leitmotiv tout au long du récit:
« ( .. ..) Ay ma mère, en ce désert,
Nous nous perdons
Nous perdons tout ... » (38)
Andrès avec son chapeau mexicain qu’il ne quitte pas. Il a retrouvé Fabia au pied de l'olivier lors de sa première fuite. Mais, lorsqu’elle repartit, il a crié "Fabia Fabia " mais elle ne s’est pas retournée. Enfin, après le retour de Fabia au village il a voulu l'épouser malgré sa vieillesse, mais elle se disait : « Pas pure :
" (... ) Alors Andrès constata : Je suis vieux ça fera le compte. Mais Fabia avait répliqué : ça ne pourra jamais faire le compte... » (39)
En effet, ça ne pourra jamais faire le compte, car, depuis que Fabia est allée à l’ « extérieur », Ie comptage n’est plus le même, il y a une marque qui est là sur son corps et dans son corps : symbole du passé, présent, ici, maintenant.
Ces personnages : Aldo, Pedro, Andrès n’ont pas une action directe dans le récit : Pour Pedro et Andrès, elle rejoint celle de Fabia et c’est ainsi qu’ils sont pris dans le dialogue. Aussi, la voix narrative qui les prend en charge se fait plus discrète.
Et puis, il y a tous les morts, car s’ils ne sont plus là, ils restent présents :
« (...) Un mort n’est pas tout à fait mort dès l’instant où la mémoire d'un seul peut le faire revivre » (40)
Leurs voix sont là reprises en charge dans la même voix narrative qui les adresse à « Tu ».
C'est Palquès, tué par une flêche en jouant avec son frère Flambard :
« (. . . ) sa balle était directe ; fatale, mais il avait pris le coup parce qu'il avait le soleil dans l'oeil (...) » (41)
Agnès, la femme de Falquès est morte de chagrin, emportant dans son corps un enfant qui allait naître.
« ( . . . ) Ce n'était plus un corps mais une pauvre petite chose dans laquelle il n'y avait plus que
des yeux remplis de douleur et qui effrayaient ses enfants (... ) » (42)
Vint ensuite le tour de la petite Paquita, morte très jeune, sans doute de tuberculose, mais le nom n’est pas prononcé. En Corse, on tait cette maladie, ainsi que la folie, car dans l’île, on ne peut les soigner. Alors, il faudrait se séparer d’eux, les voir partir à « l’extérieur », comme on dit, et les laisser mourir seuls en dehors du groupe.
« (. . . ) Paquita aux cheveux de lin et aux yeux pleins de bleu avait dû d’abord regarder avec étonnement, perplexité même, la tâche rouge qu’un hoquet avait fait fleurir sur sa robe de fête, ce lointain dimanche de Pâques. Elle avait regardé attentivement et elle avait été submergée par la peur. La peur et la honte l’avaient poussée hors de l’église. Sa main encore trop petite n’arrivait pas à cacher la tache de sang (...) « (43)
Cette enfant, bouleversée par cette maladie qu'elle avait en elle, s'est mise à courir à travers les champs remplis de fleurs, d'abeilles et de papillons. La mort l’a surprise en chemin, elle n’a pas eu le temps d’arriver « à la maison » se réfugier auprès de sa mère à qui elle aurait dit :
« (...) Mère, c'est le soleil. Mère, je ne l’ai pas fait exprès.. Ne pleurez pas Mère.C’est le soleil
qui m'a fait ça (...) » (44)
Toutes les paroles de ces personnages, (les morts) rejoignent celles de la narration.
Pour Paquita, comme pour Palquès et pour bien d'autres encore, ce chaud soleil de Corse, qui brûle la terre, enferme en lui l’image même du tragique, de la souffrance et de la mort. Quand on ne l’a plus, iI vous manque et quand on le reçoit, à travers ses rayons, il déverse la mort.
Il faut aussi parler de ceux qui n'ont pas une action directe dans le récit, c’est : Père, Mère, l’Oncle, le prêtre.
Lorsqu’ils interviennent, c’est en tant que représentants de la morale, de la Loi. Dans le récit, la voix narrative les prend en charge de façon précise, ponctuelle. A la fin du roman, l’image de l’Oncle est associée au malheur.
Parmi les hommes qui ont traversé la vie de Séfarad, Tahr fut le premier. C'est plus particulièrement sur lui qu'elle projette l’image de Sabé. Dans son discours, quelquefois, ils sont échangeables. Avec Tahr, Séfarad est agitation, souffrance, droguée, au bord de la mort et de la folie. Séfarad n’existe qu’à travers la vie de Tahr.
« (...) Pendant des années je n'avais jamais pensé qu'il pût en aller autrement, que je pouvais exister par moi-même, être autre chose que le reflet de son agitation) (...) « ( 45)
Puis, il y a eu Karl Jéromos, le seul homme qui ait ému Séfarad, ait pu la faire exister quelquefois. Avec lui, elle connaît la tendresse, la douceur, une présence. Il la nomma « Séfarad », mais son nom, elle ne l’entend pas.
Au cours de ses voyages avec Philippe, c’est dans une sorte d’étourdissement que nous la situons. Et c’est dans un de ces voyages qu'elle connaît Help, ami de passage. Il y a eu aussi Randolphe avec qui elle fait du Grec, tous les soirs. Ensemble, ils écoutent des chansons sentimentales à la radio. Lorsqu'elle le rencontre, il a dix-huit ans et « des yeux qui ne reflètent encore aucune histoire ». Vie sentimentale à laquelle se mêle une impression de candeur.
Mais, dans tous ces amours, où est Séfarad ? Ailleurs, à côté. Ils se sont tous terminés comme ils avaient commencé, sans bien savoir pourquoi. Peut-être le dit-elle par ce refrain qu'elle aurait voulu fredonner à Tahr si elle l’avait rencontré après Randolphe :
« J'ai peur, tu sais, de ne pas savoir aimer ».
Après la mise en place du récit nous souhaitons préciser certains points qui nous ont interrogé. Par sa construction poétique, la lecture des Yeux fermés nous a obligé à des « aller et retour » continuels dans le texte. Aucun enchaînement dans la trame événementielle, mais une sorte de juxtaposition, d’entrelacement des séquences donne à ce roman une forme, un ton saisissants.
La disposition typographique, la ponctuation, les blancs, les énoncés entre parenthèses, tout ce qui scinde la phrase, permet ainsi aux paroles écrites de faire surgir l’invisibilité de la phrase et lui donne le contour rythmique qui lui est propre.
De plus, cette présentation du texte fait apparaître des « cassures », des « brisures », dans l’histoire de chacun des actants. Ces mêmes cassures et brisures s’organisent autour du thème de la mort, avec l’opposition vie/mort qui apparaît toujours sur le mode de variations mélodiques.
Nous avons mis en place ce qu'on appelle « l’appareil formel de l'énonciation » ; essayons maintenant de retrouver la partie absente dans la communication proprement dite et cependant présente au niveau narratif. Roland Barthes ne dit-il pas que le rôle de l'écriture « n’est pas de transmettre » le récit mais de l'afficher » ( 46) . C'est à dire de montrer, de dénoter ce qui est « dit » explicitement et implicitement dans un énoncé.
Ainsi, l'analyse de la phrase ci-dessous sous introduit, au coeur même du récit : le passé de Séfarad :
« (...) Elle jette un regard qui ne se pose pas, qui erre à gauche vers la porte d’entrée comme si elle craignait la sortie d'un client sur la « terrasse vide, devant un paysage vide.(...) » ( 47) .
Au moment où son regard circonscrit l’ensemble du lieu actuel « Elle jette un regard qui ne se pose pas. », une autre image, celle du passé, se présente à elle ; alors une sorte d’errance surgit dans le regard qui erre à gauche vers la porte d’entrée. » Soudain , un sentiment de crainte s’éveille en elle, elle redoute quelque chose, « comme si elle craignait la sortie d’un client ». Pourquoi, ce mot « client » résonne-t-il en elle ? Puis une constatation « sur la terrasse vide, devant un paysage vide ». Ces deux lieux vides, qu’évoquent-ils pour elle ?
En tenant compte de la « pragmatique du langage » telle que la conçoit Catherine Kerbrat-Orecchioni, c'est à dire « « l’étude des relations existant entre les signes et leurs utilisateurs », nous allons essayer de répondre aux questions que pose l’énoncé cité ci-dessus.
Ainsi, l'adjectif « vides » qui caractérise la terrasse et le paysage signale un manque : l’attente de ce qui se prépare par la lente montée de quelqu'un qui chemine à travers les cistes et les bruyères : un homme sans doute, qui « fait à pied cette longue route ». Ce manque « qui habite » celle qui attend, sera-t-il comblé par cette présence que l'on pressent plutôt qu’on ne la voit ?
Le temps passe lentement, avec tantôt des moments d’angoisse, tantôt une sorte d’apaisement, pour cette femme qui attend ici, sur ce lieu très évocateur d'un passé qui n'est plus.
« (...) Que c'était bon la vie d’autrefois... » (48)
Ce paysage d’autrefois tel qu’elle le revoit dans sa pensée, ce sont les champs remplis de lis, d’arums, de bruyère et de lauriers-roses. C’était tout cela et maintenant il n'y a plus rien, plus de lauriers-roses. Ils les ont :
« (. .. ) ( arrachés avec leurs racines, ils ont été mis en pots sur les balcons,
chaque balcon a le sien... » (49 )
et ils ont entraîné avec eux l'histoire du passé.
On peut remarquer au passage, que la précision donnée sur les lauriers-roses, est indiquée, dans le texte entre parenthèses, en discours rapporté, avec la force que confère ce genre de discours dans le discours -discours « métadiégétique », selon Gérard Genette- -Il a une fonction explicative- le terme « avec leurs racines » a, lui aussi une importante valeur illocutoire, car si son dénoté s’applique aux fleurs, sa valeur connotative renvoie à « l’homme » qui a besoin de « ses racines » pour s‘identifier et exister en tant que sujet.
De plus, le modalisateur « mis en pots » marque l’individualité, avec en redondance « chaque balcon a le sien ».
La vie du groupe symbolisée par « la place du village », « le paysage » ainsi que le « champ de lauriers-roses", est devenu ce qu’on peut appeler « la vie moderne », avec la notion d’individualité, d’enfermement, dans un espace clos et artificiel. Le champ de « lauriers-roses » n'est plus et Les lauriers-roses mis en pots nous amènent à l’individu sans racines, la modernité vue sous une espèce d’ersatz de liberté. Il n’y a plus « l'homme avec ses racines », ni le groupe familial avec l’extension du groupe villageois. La culture traditionnelle s’estompe.
Si l’on veut appliquer à l'énoncé cité ci-dessus, une autre approche des valeurs illocutoires : l’ambiguïté, c'est avec l'expression :
« (...) Comme si elle craignait la sortie d'un client ... »
qu’il faut poursuivre cette analyse.
La locution adverbiale « comme si » est un modalisateur qui introduit la subjectivité. « Comme si » se rapporte au sujet de l'énoncé « Elle »; mais « Elle » est aussi le sujet de l’énonciation. « Elle », c'est Séfarad, narratrice et Séfarad personnage. « Elle » se parle à elle-même.
Le verbe « craindre » est un verbe qui implique à cet endroit de la narration, un jugement évaluatif d'attitude propositionnelle, il énonce une certaine disposition défavorable de « Elle » vis à vis de « client » : l'autre. Cette évaluation est de type « mauvais ». De plus, le verbe « craindre » est un verbe de sentiment affectif et axiologique, il relate, par ce fait, l'ambiguïté.
En effet, la sortie d’un client sur la terrasse viendrait concrétiser les pensées de Séfarad dans sa problématique du passé, mais, de plus, le terme de client tel qu’il est vu ici, avec la connotation de « consommateur » met en jeu la notion de rentabilité et le rapport à l'argent. Nous retrouvons d'autres connotations de ce type dans la conversation entre Séfarad et Sabé.
Ainsi, les mots « club » et « California Club » que Séfarad montre à son frère :
« (...) Elle montre la pancarte tout en haut d’un mât peint en bleu sombre sur le bord de la route. Pourquoi « club » dans un endroit pareil, dis-moi ? ...(50)
Une pancarte en haut d’un mât peint en bleu sombre pour que cela ne se confonde pas avec la couleur du ciel, et que les mots « club » et « California Club » se voient de loin, afin d’attirer les clients. Ces mots qui dénotent une tromperie, une imposture, connotent, en réalité un « bordel ». Alors, un « bordel », à cet endroit comment cela est-il possible, semble dire Séfarad ? Et c'est bien cette importante question qu’elle se pose.
Ainsi, la maison familiale et la place du village, qui étaient ces lieux privilégiés où se déroulait la vie familiale et la vie du groupe, par lesquelles passaient toutes les valeurs morales, sociales et religieuses transmises depuis des générations, devient un lieu de la productivité, de la honte. Et puis, l’argent, dans sa réalité, dans le texte, c’est aussi le rapport, de la maison familiale vendue par Sabé à des « étrangers qui venaient de découvrir l'île et qui ont donné une fortune ».
Aux valeurs traditionnelles s’est substituée la valeur de l'argent : le profit impose maintenant sa loi. La loi « sacrée » du Père a disparu, ceux qui fréquentent désormais ces lieux : des Américains, des Danois, ou « quelque chose comme ça », n'ont pour Séfarad plus rien d’humain. Et, cette apparence de liberté qu'ils croient avoir, ils la manifestent par leur nudité :
« (... ) Ils étalaient au soleil leur incroyable blancheur. Nus pour ainsi dire. Ils tiraient tant et plus sur leur maillot et les tirebouchonnaient. Ils n’en finissaient plus avec le soleil, c'en était indécent » (51)
L’indécence, c’est ce qui caractérise dorénavant ce lieu, où tout est permis, où la sexualité se mélange à l'argent. Lieu de honte, lieu interdit, tout cela, Séfarad le porte en elle. Et, sans le savoir vraiment, n’est-ce pas ce problème qu’elle est venue régler avec son frère ? Pourra-t-elle le faire ?
CHAPITRE II
Le discours de Séfarad. ou Ia quête de l'autre
Dans cette deuxième partie, nous allons chercher à comprendre le discours de Séfarad, et pour ce faire, iI nous faut repartir de la révélation qu'elle nous fait dans les deux dernières pages du roman, afin de pouvoir orienter la quête de l’autre.
Nous la laissons parler :
« (... ) Ta main glacée m’étreint, ma main épouvantée te cherche et, malgré toi, malgré moi, comme une chose nécessaire, un feu lent et diffus, soudain plus ardent mêle plus intimement mon haleine à la
tienne. Et c’est alors que, désemparés, solitaires, dans l’ivresse qui suit l’éloignement de la mort, dans le piétinement de la séparation toute proche, nous nous serrons fortement l’un contre l’autre jusqu’à ce
que je sente le poids de ton corps sur le mien et tout au fond de profondeurs noires ton coeur battre en moi, et dans la maladresse désespérée de la première fois, dans la brutalité tendre du premier amour, le silence se déchire (... )
Tu allais partir de l’autre côté de la mer (. . . )
Mais qui, dans le coucher du soleil, retenait son cri et s’empêchait de gémir, qui donc pleurait sur le dernier moment que nous passions ensemble ?
Je poussais un cri, l’oncle venait de poser son bras sur moi (... )
Et pour la première fois j'étais seule à l’heure où le soleil tombe dans la mer. C’est alors que j'ai commencé à me souvenir (...), (52)
La ponctuation, c’est-à-dire les points de suspension sur lesquels s’arrête la dernière phrase, nous indique une suite et permet d’enchaîner avec la première : « Des yeux fermés c’est ce que je vis, et toi ? »
Au début du roman lorsque nous avons analysé cet énoncé nous sommes restés sur une ambiguïté, et en lui donnant le sens de la vision nous avons utilisé le verbe voir pour interpréter « c’est ce que je vis ».
La fin du texte, en nous autorisant à rattacher les deux phrases, la dernière à la première, nous oblige à interpréter l'énoncé du désert de la façon suivante :
« C’est avec des yeux fermés sur le passé que j'ai vécu -dit Séfarad s’adressant à son frère- et toi comment as-tu vécu ?"
Il semble intéressant de comparer ici les yeux fermés chez Séfarad et chez Fabia.
Pour Séfarad, « fermer les yeux sur le passé » relève d’une expression métaphorique, qui signifie ne pas vouloir savoir ce qu’il en est de cette histoire passée. Il s'agit d’un phénomène qui se réalise à l’intérieur d’elle-même mais se projette à l’extérieur ieur, c’est à dire dans sa vie.
Quant à Fabia, elle ferme résolument les yeux, et cela se voit, l’action est extérieure, mais les conséquences sont intériorisées. Fabia ferme les yeux afin de faire de son regard, un regard captateur pour Pedro.
Cependant, dans les yeux fermés de Séfarad, comme dans ceux de Fabia, il y a un point de ressemblance. Pour toutes les deux, que le regard soit intérieur ou qu'il soit extérieur, il est dirigé vers l’autre ; pour Séfarad, il s’agit d’une projection dans l'autre, quant à Fabia, elle cherche à le retenir par son regard.
Ainsi, d’une histoire de vision, nous passons au cours du récit, vers un problème de vécu.
Ce glissement s'opère sans que l’on puisse s’en apercevoir vraiment. Sur un regard, celui de Fabia, s’est greffé un autre regard, celui de Séfarad, et la transposition du regard de Fabia sur celui de Séfarad a fait advenir un vécu. Et, des « yeux fermés, on glisse vers « les Yeux fermés ». Ceci peut expliquer combien l’histoire de l'une, tout en étant différente, est mêlée à celle de L’autre. Et pourtant dans les deux cas : celui de la vision et celui du vécu, ce n’est qu'une question de regard. Le regard intérieur renvoie au verbe « vivre » et le regard extérieur au verbe « voir ».
Peut-être pouvons-nous rapprocher, aussi, de la première phrase une autre prononcée par Séfarad le jour même de cet acte d’amour incestueux :
« (. . . ) Je ne luttais pas contre les serpents de la faute mais
pour garder bien close, dans le fond secret de la blessure,
cette joie nouvelle que tu venais de faire naître en moi (. . . ) » (53)
Séfarad, en voulant garder au plus profond d’elle-même cette joie d’un premier amour, recouvrait,
en quelque sorte, la blessure qu’elle venait de subir, et ainsi, elle allait se projeter dans un processus
d’identification qui la plaçait d'entrée dans une quête de l'autre comme objet d'amour.
Quête de l'autre qui conduit Séfarad dans une course effrénée :
« (...) A Darces ? A Alcareto ? Chez des cousins de l’autre côté de l’île, où étais-tu ?
Je m'égarais au milieu des jours, je demandais sans cesse l’heure qu’il était,
je me perdais dans la carte de l’î1e. Au pied de la montagne ou au bord de la
rivière, près du village marqué d'un point rouge, là, à droite, là, à gauche, plus
loin, en haut, en bas ? où ? J’étais perdue. J'étais seule . . . » (54)
Bien sûr, c’est Sabé que cherche Séfarad, mais qui est Sabé pour elle, en dehors de sa relation
fraternelle ? Son premier amour Sabé, c’est bien autre chose, Sabé c'est elle, c’est son autre elle-même,
son double, celui qui peut lui renvoyer son image : le même et l’autre :
« (...) Enfants, nous nous amusions à nous fabriquer un nom, qui servait
indifféremment à nous appeler l’un et l’autre ... » (55)
En effet, dans le nom de Sabé n’y a-t-il pas une partie du nom de Séfarad ? Les deux noms commencent
par la même lettre, un "s", et dans Sabé, on retrouve « a » et « e » de Séfarad : Sabé - Séfa -que son frère
prononce au moment de leur rencontre. (Inversion des deux voyelles « a » et « e » qui implique la complémentarité
entre les deux personnages. )
Ces deux enfants se sont aimés très jeunes dans un acte d’amour interdit: drôle d'amour, drôle d'histoire
qu'ils devront assumer. Sabé semble s'en débrouiller, avec les yeux fermés refuse d’en rien savoir, mais tant bien
que mal « çà tient". Quant à Séfarad, c’est autre chose...
Comment peut-elle vivre cette histoire d'inceste ? Eh bien justement, elle ne la vit pas, car depuis le jour du drame,
de leur séparation, la vie s’est arrêtée pour elle :
« (. .. ) Les années ont glissé sur moi sans m’entamer (...) comme si je n'étais pas concernée. " (56 )
Séfarad n’est pas concernée, car depuis ce jour la vie qui se déroule autour d'elle ne lui appartient pas, elle est à côté
de la vje, comme elle est à côté d’elle-même. Alors, elle vit la vie d.es autres, comme elle le dit :
« (.. . ) Après avoir vécu des vies qui ne sont pas les miennes, je fais le décor où vont se dérouler
d'autres vies (...)" (57
En partant, Sabé lui a supprlmé son identité, il a brisé le miroir dans lequel elle pouvait se retrouver et Séfarad est
désormais sans repère, elle ne sait plus qui elle est. Elle n'a plus de regard pour soutenir le rapport entre son corps
et son image. Son existence est vide, sans lien avec elle-même. Depuis ce jour, sa vie se déroule dans une sorte de
chaos, d’errance :
« (.. .) Je suis allée tout au bout, hors des racines. Le fond, je l’ai atteint sur Ie sable, rien ne tient debout. Dans l’arène où se passe toute histoire, bernée, écorchée vive, tournée en ridicule, j'ai perdu mon nom et jusqu’à mon visage. La mort m’a frôlée comme à colin-maillard et perfide, déloyale, elle a glissé sans me marquer, et la folie aussi, dans l’épaisseur du rêve, avec des points de repère faits de rêve eux aussl. Au vide, je dois un accord neuf, et dans ma chambre d’hôtel seule vit une fleur dans un verre . . . » (58 )
Son nom, Séfarad ne l’entend plus. Et lorsqu'on Ia nomme elle ne répond pas, sauf exécutant un ordre, comme elle aurait voulu le faire avec Sabé. On peut répond.re à un ordre et pourtant être absent. Ainsi en pension :
« ( . . . ) Quelques années plus tard quand la religieuse -criait « votre nom ? » Je n’arrivais pas à me faire entendre. Plus haut ! Je caressais le caillou rond usé que j'avais rapporté d’ici, le seul reste de mon trésor.- Plus fort ! répétait la religieuse. Je finissais par le dire, malgré les rires qui fusaient de tous les coins de la classe ( . . . ) » (59)
C’est aussi le même problème qui revient avec Karl Jéromos lorsqu'il lui téléphone pour entendre sa voix. Séfarad ne peut réponde et son « coeur » battait le tambour ».
Problème de nom, problème d’identité, qui se pose tout au long de la première partie, où d'ailleursson nom n'est pas prononcé, et ne le sera que par Sabé lorsqu’il la rejoindra.
Ce drame de l'amour alors qu’elle n’était encore qu’une enfant a, en quelque sorte, arrêté sa vie à ce moment précis . Plus rien n'a compté pour elle, si ce n’est essayer de retrouver ce « manque » cette partie d'elle même emportée par Sabé. Jusqu’au jour où elle n'en peut plus. Alors, elle convoque son frère sur les lieux de cette enfance perdue
" ( . . . ) Tu comprends, cela était devenu tout à coup impossible (...), (60)
dit-elle à Sabé lorsqu’ils se retrouvent.
En sollicitant cette rencontre, Séfarad pose un acte, elle se manifeste : maintenant elle veut savoir. Savoir quoi ? « Le coeur seul peut savoir, le sait », mais elle ne pourrait le dire, car ce qu’elle attend de Sabé, et qu’elle ne peut exprimer par des mots, ce n’est pas son amour, mais ce qu’il représente pour elle : cet autre qui lui permettait d’exister. Aussi, cette attente soulève-t-elle chez elle des sentiments très ambigus de joie, de souffrance, parfois de regret d’avoir sollicité cette rencontre. Et lorsqu’elle se trouve en face de son frère, Séfarad manifeste un mouvement de sidération. Elle est effondrée.
Elle a devant elle un homme, qui la nomme « Séfarad » puis « Séfa », alors elle ne sait plus, elle est perdue. Pour elle, Sabé c'était Séfarad, l’un ou l’autre, peu importe, mais la réalité est là, il y a maintenant un homme et une femme. Sabé est marié, iI a des enfants et il ne désire pas revivre les souvenirs du passé.
Devant ce fossé qui les sépare et qui semble infranchissable comment vont-ils se situer ? Sabé se réfugie dans une attitude apparemment neutre, d’indifférence, iI ne veut rien savoir de la vie d'autrefois. Quant à Séfarad elle est partagée entre des moments d’émotion, de résignation, d’amertume. Quelquefois, son regard devient hostile et dur. Tous les deux prononcent des phrases insolites, inachevées, stéréotypées. Mais tous ces mots qui défilent sont chargés de rancune et même de haine.
Lorsque Séfarad s’étonne que l'on ait pu désigner cet endroit, par le mot « club »,,
« (. .. ) Ce nom ou un autre, quelle importance ? ... »(61 )
Cette réponse ie Sabé indique à quel point il veut abolir le passé, en le rendant « sans importance ». Et, si parfois Séfarad cherche à le lui faire revivre il prononce ce genre de phrase lourde de sens et d’ambiguïté:
« (...) Nous sommes tous logés à la même enseigne » (...) (62)
Séfarad lui adresse un regard à la fois curieux et honteux. « La même enseigne »; la pancarte peinte en bleu annonçant un « club » en réalité un bordel, voilà où ils sont logés.
Autrefois, ces lieux inspiraient le respect, le bonheur et ils sont devenus un lieu du « malheur » de « la perdition », comme le laissait pressentir l’image de l’oncle le jour du drame :
« (...) Et c’est en apercevant la maison que nous l’avons vu, non comme nous avions coutume de le reconnaitre. mais comme une ombre noire qui nous arrêta net, image du malheur qu’il nous annoncerait, nous le sentions bien. Il se dressait, effrayant, contre cet embrasement de cuivre rouge sur la mer, dans cette fantasia qui précède la nuit, à cette heure précise où j’avais davantage besoin de toi et toi de moi » (...) (63)
Voilà ce que Séfarad porte en elle : l’image du malheur qui l’a poursuivie toute sa vie jusqu’à ce jour. Car ce lieu qui a reçu la joie d'un premier amour, porte en lui la « souillure » de l’interdit de cet acte d’amour. Amour interdit qu’est l’inceste. La vie et la mort se sont rencontrées dans la même minute et elles ont marqué pour toujours cet endroit. Désormais, il sera désigné « le lieu de la honte » ce qu’il est actuellement avec le « club ».
Dans cette Corse encore imprégnée par la culture traditionnelle, où les mythes et les rites, restes des civilisations anciennes sont encore très présents, comment ne pas évoquer cette image du malheur, et de la mort? Mais Séfarad, comment peut-elle vivre avec tout cela ? Pas autrement que comme une « putain ». Une femme qui loge dans un hôtel, c’est cela qu’est devenue Séfarad. Sacrifiée, victime, peu importe, elle est ce que l’on attend d'elle. N’ayant plus son objet d’amour, elle s’offre comme objet. N’est-ce pas ce qu'elle dit à Sabé parlant des films où il n'y a pas d’histoire, pour ainsi dire :
« (..: ) Il y a des visages qui sont ceux de la misère, ceux de la souffrance, de la peur.... Ceux que le malheur a tannés. Et, là, devant l’appareil, aucun ne dit la .vérité ... Ils sont obligés de tricher, bien sûr ..."(64)
Eh, oui, ni Sabé, ni Séfarad ne peuvent dire la vérité, cette vérité n'est pas la même pour les deux, alors, ils essaient de tricher avec les mots. Et puis,
« (...) « Le temps passe ... Il court assez vite ... Ce n’est pas la peine ».
Il n’achève pas.
Il n’y a plus personne pour répondre, plus personne pour écouter. C'est à pas feutrés comme sur la neige qu’il vient, le temps ... Les visages changent, les souvenirs fuient ... Et on se retrouve seul au bout d'un long chemin perdu ... Seul à la dérive ... (65)
Séfarad est seule ; en prenant congé de Sabé, elle commence à se retrouver, non plus dans lui, mais peut-être par lui. Sa présence silencieuse et apparemment indifférente a permis à sa soeur d’entendre quelque chose d’elle-même, sorte d'écho qui a résonné en elle à plusieurs reprises.
Et c’est bien à pas feutrés, comme lorsqu’on marche sur la neige, qu’un autre temps commence à pénétrer en elle, sans se faire entendre, car le temps « qui passe » on ne l’entend pas toujours, mais il accomplit sa tâche, il fait son oeuvre.
C’est à cette tâche difficile que Séfarad va être confrontée maintenant. Comme une plante qui a vécu trop longtemps dans l’ombre, elle cheminera lentement à travers son enfance, sa vie passée. Rien ne lui sera épargné, mais renaître à la vie n’a pas de prix.
Dans cette marche solitaire qu’entreprend Séfarad, il ui faut prendre en charge tous les événements de sa vie et dans cette toile de fond qu’elle tisse elle-même, elle dénoue les liens de son enchaînement et émerge à Ia vie :
« (...) et de mes mains, je la rebatirai ... Lentement, hâtivement . ... »...(66)
C‘est par son discours que nous connaissons son histoire, et en même temps qu’elle nous la donne à entendre, elle prend avec elle une certaine distance, elle s’en affranchit, et ainsi, elle a accès à un univers de symbolisation .
« (.. . ) perdue, les bras serrés sur ma poitrine, j’essaie alors de transformer, en soleil les flammes ocre et rouge des rideaux, dans lesquelles se dilate une douceur fragile qui commence à me dénouer, et me ramène peu à peu au creux de ce temps d’autrefois, ce temps, toujours le même, au dehors et au dedans le même, enfin affranchie,(67 )
Et lorsque l'événement capital qui bouleversa sa vie se présente à sa pensée, il lui est possible de se le redire à elle-même dans sa solitude. Elle peut alors franchir cette « brèche », cet « espace », et ainsi se fera le passage de l’ombre à la clarté et à la nuit succédera le jour.
CONCLUSION
Comment aborder une conclusion autrement qu’en réintroduisant l’auteur dans ce travail. Et c’est bien dans le but de le rencontrer que nous avons axé cette recherche de l’énonciation sur la valeur de l’oeuvre.
« (...) L’oeuvre est système dans la valeur (...) Mais à l’inverse de la langue, que caractérise une stabilité, une communauté relative des valeurs-différences, la valeur-oeuvre ne vit que du « conflit » entre la nécessité intérieure du message » individuel (qui est créativité) et le « code » (genre, langage littéraire d’une époque, etc), cornmun à une société ou à un groupe, code qui est l’ensemble des valeurs usées, existantes, lieux communs »- Est mort l'écrivain qui parle code : il est transitoire comme lui. Le « vrai » parle valeur ... » (68)
C’est dans cette optique que nous avons « cheminé" dans le discours de Séfarad, discours plein de trous, de vides, où le « vécu » nous arrive avant d’être pris dans un "dire". Nous n’avons pas cherché à faire une étude isolée de certains types de phénomènes linguistiques, qui nous aurait conduits à un point de vue fragmentaire de l’objet. Une étude de style doit « englober la totalité de l’acte poétique », dit Henri Meschonnic, sinon hors du contexte les mots sont des « mots vides » que l’on étire aux quatre coins. Mais un mot ne s’étire pas, ne s’allonge pas vers un extérieur, il faut, au contraire le « pénétrer », l’écouter dire « sa musique ».
Nous nous sommes mis à l‘écoute. des mots de Séfarad, de sa parole et c'est dans l’intérieur des mots que nous avons rencontré l’auteur :
« (...) Retour... Ne dit pas ici la démarche de celui qui renversant la direction première revient sur ses pas ... Il s’agit plutôt d’entrer plus avant dans le pays natal pour le mieux entendre »
Cette citation de Heidegger, par Marie Susini juste avant le début du texte, c’est autant celle que nous pourrions mettre à la fin de ce travail.
« Entrer plus avant pour entendre » la voix qui dit son amour et sa haine : voix de l’humiliation, de la douleur et aussi de la lutte pour la vie. Et puis, voix de l'apaisement dans la solitude et le silence.
Dans l’action des personnages, dans le rapport qu'ils entretiennent entre eux et que reprend la voix narrative, c’est l’image d'une Corse malheureuse, tragique, où l’absolu de la vie et de l’amour reflète une ombre noire, sombre : l’absolu porte toujours en lui quelque chose de dévorant.
Les femmes, peut-être davantage que les hommes, sont « marquées » par le destin, elles portent en elles ce lourd « tribu » de la dette à payer, et pour qui veut passer outre, la dette est encore plus forte. Femmes condamnées à Ia soumission, aux sacrifices, parfois au désespoir. Peut-être un jour se réveilleront-elles pour dire qu’elles existent ? N’est-ce pas ce que nous dit Séfarad dans son discours, elle aurait pu sombrer dans la folie, ou même dans la mort, et au dernier moment, alors que tout semblait perdu :
« (...) Et là un soir, j'ai senti que je n’avais plus envie de rien, que c'était trop tard ... » (7I)
elle décida de rencontrer son frère et en retrouvant son nom, Séfarad a pu faire tout ce long travail de la remémoration et ensuite aborder le passé comme « souvenir ».
C'est sous la forme d’une lecture-écriture que nous avons pénétré dans le discours de Séfarad, et à ce moment,
l’oeuvre est devenue pour nous « objet contemplé et sujet revécu »..
Dans tout ce « temps qui passe » que nous avons abordé avec elle et où nous nous sommes trouvés dans un rapport étroit avec l'auteur, le problème de la temporalité narrative, où nous distinguons deux niveaux -intra et extra-diégétique- représentés par l’encodage et le décodage , ne pourrait-il pas définir trois moments, Ecriture / Lecture / Ecriture en les ramenant à deux fonctions : Ecrivain / Ecrivant ?
Avec l’écrivain, s’opère la chronologie de l’encodage. On peut la situer à deux niveaux :
I) Niveau textuel : temps de l’écriture du narrateur fictif.
2) Niveau extratextuel : chronologie du travail scriptural effectif.
Pour l’écrivant, cela est plus complexe, car il prend en charge deux moments : Lecture / Ecriture.
La chronologie du décodage, proprement dit, s'effectue aussi à deux niveaux:
I) Niveau textuel : temporalité du narrataire
2) Niveau extra-textuel : décodage effectif selon chaque lecteur,
d’où possibilités de lectures plurielles
De plus, l’écrivant se trouve placé devant la chronologie des signifiants textuels, succession linéaire dans l’énoncé, qui échappent à l'opposition textuel/extra-textuel, parce que purement verbale : ainsi qu'à la chronologie des faits narrés qui renvoient à plusieurs types de narration.
Il est important, en terminant cette conclusion de retrouver la parole de Séfarad : parole vide dans le temps « figé », qui devient parole pleine, au fur et à mesure que le réel, dans lequel elle était « engloutie », peut se manifester au niveau de l’imaginaire, et dans le même temps être symbolisé. Alors de cet « autre », dans lequel elle se projetait, elle glisse insensiblement vers l’autre elle-même, qu’elle retrouve par sa propre parole, et qui la fait advenir comme sujet parlant.
Désormais, l’autre elle-même retrouvé, le temps « figé » fait place au temps du passé et elle pourra enfin se souvenir.
Avec Séfarad et l'auteur des Yeux fermés, Marie Susini, nous pouvons reprendre cette citation, en exergue dans l’oeuvre :
« Tu n’as pas connu de joies dans ta vie,
Oncle Vania, mais patiente un peu, patiente...
Nous nous reposerons ... Nous nous reposerons » Tchekhov
BIBLIOGRAPHIE
I Oeuvre de Marie SUSINI
- Plein Soleil. (roman) Paris : Le Seuil, 1953. CoIl. « Points-Romans » R.90
- La Fiera (roman) Paris : Le Seuil, 1954, Coll. « Le livre de Poche ». N° 4097
- Corvara. (théâtre) Paris : Le Seuil, 1955
- Un pas d'homme. (roman) Paris : Le Seuil, 1957. Coll. « Folio » N° 604
- Le premier regard. (récit) Paris : Le Seuil , 1960, Coll. « Le Livre de poche » N° 4722
- Les Yeux Fermés. (roman) Paris : Le Seuil, 1964, Coll. « Le livre de Poche » N° 5039
- C’était cela notre amour. (roman) Paris : Le Seuil, s . d. Coll. « Folio » N° 362
- Je m’appelle Anna Livia_. (roman) Paris : Grasset, 1979. Coll. « Le livre de Poche » N° 5035
- La Renfermée, La Corse. Paris : Le Seuil, 1981
**
II Ouvrages généraux
-Barthes, Roland. Le degré zéro de l’écriture. Paris : Le Seuil, 1972. Coll. « Points » C 35
-Barthes, Roland. S/Z. Paris : Le Seuil, 1970. Coll. « Points » N° 70
-Benveniste, Emile. Problèmes de linguistique générale. Tome I. Paris : Gallimard, I966. ColI. « TEL » 7
-Ducrot, Oswald. Le structuralisme en linguistique. Paris : Le Seuil, 1968 Coll. « Points » N°44
-Genette Gérard. Figures III. Paris : Le Seuil, 1972 Coll. « Poétique »
- Jackobson, Roman. Essais de linguistique générale. Tome I. Les Fondations du langage. Paris : Ed. Minuit, 1963.
Coll. « Arguments »
- Kerbrat-Orecchioni, Catherine. L’énonciation de la subjectivité dans le langage. Paris ; Armand Colin, I980. Coll. "Linguistique »
- Maingueneau, Dominique. Initiation aux méthodes de l’analyse du discours. Paris : Hachette-Université, I976.
Coll . « Langue, Linguistique, Communication »
- Meschonic, Henri. Pour la poétique I. Paris : Gallimard, I970. Coll. NRF
- Rosolato, Guy. Essais sur le symbolique. Paris : Gallimard, 1969. Col-l. « TEL » n° 37
- Searle, John R. Les actes de langage - Essais de philosophie du langage. Paris : Hermann, 1972, Coll. « Savoir »
- Todorov, Tavetan. Poétique. Paris : Le Seuil, 1968. ColI. « Points » n° 45.
-Barthes, RoIand; Kayser, Wolfang; Booth, Wayne C. ; Hamon, Philippe. Poétique du récit. Paris : Le Seuil, 1977. Coll. « Points » n° 78.
III Articles
- Barthes, Roland ; Brémond, Claude ; Greimas, A.J : « L’anaIyse structurale du récit », Communications 8 (Paris, Le Seuil ) , 1966
- Todorov, Tavetan ; « L'énonciation ». Langage 17. (Paris, Didier-Larousse, s.d. (épuisé)
TABLE DES MATIERES
Introduction.........................................................................................
Chapitre I............................................................................................
Analyse du texte.................................................................................
Chapitre II............................................................................
Le discours de Séfarad ou la quête de l’autre.................................
Conclusion.........................................................................................
Notes.................................................................................................
1 Marie Susini. La Renfermée. La Corse. Paris : Ed.Seuil, 1981.p.89-90.
2 Marie Susini. op. cit. p. 89
3 Jean Baruzi, professeur de philosophie au Collège de France 1933-1951. Maurice Merleau-Ponty, professeur de philosophie au Collège de France 1952-1960, Roland Barthes, sémiologue 1976-1980.
4 Marie Susini. op. cit.p. 89
5 Marie Susini. op. cit.p. 90-91
6 Marie Susini. op.cit. p. 25
7 Marie Susini. op.cit. p. 30
8 Ibid.p.39
9 Marie Susini. op.cit. p. 40
10 Ibid.p.40
11 Marie Susini, Les yeux fermés.p.9
12 Marie Susini, Les yeux fermés.p.12
13 Marie Susini, Les yeux fermés. op.cit. p.10
14 Marie Susini, Les yeux fermés. op.cit. p.29
15 Ibid.p.50
16 R. Barthes, « Introduction à l'analyse structurale du récit Communications (Paris), n°8.p.5.
17 Tzvetan Todorov, « Problèmes de l’énonciation ». Langages 17, Mars 1970
18. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la subjectivité dans le langage. Paris ; Armand Colin . 1980 . p. 56
19 Gérard Genette, Figures III . Paris; Le Seuil, 1972, Coll. « Poétique »
20.Roland Barthes, s/z. Paris; Le Seuil,1970. Coll. "Points", N° 70. p.146.
21 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 68
22 Marie Susini, Les yeux fermés..op. cit. p. 19
23 Ibid.p.18
24 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 61
25 Catherine Kerbrat Orecchioni. op. cit. p.162
26 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.24
27 Ibid.
28 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.9
29 Ibid.
30 Id.p 10
31 .Ibid.
32 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 111
33 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 93
34 Id. p 118
35 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 75
36 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 111
37 Id.p 104
38 Marie Susini, Les Yeux fermés. op. cit. p.68
39 Id. p. 117
40 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.13-14
41 Id. p. 14
42.Ibid.
43 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.14-15
44.Id.p 15
45 Marie Susini, Les Yeux fermés. op. cit. p.78
46 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture. Paris; Le Seuil, 1970. Coll. "Points", N° 70.
47 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.10-11
48 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.22
49 Id. p. 27
50 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.30
51 Marie Susini, Les yeux fermés.. op. cit. p. 32
52 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p,. I23-l24
53 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p,. I23
54 Id. p. 62
55 Id. p. 56
56 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p.37
57 Id. p. 44
58 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p,. 26-27
59.Id.p.23
60 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 28
61. Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. p.30
62 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 28
63.Id.p.123
64 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p. 44.
65 Id. p. 50
66 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit. p,. 50.
67 Marie Susini, Les yeux fermés. op. cit p. 53
68 Henri Meschonnic, Pour la poétique I. Paris : Ed.Gallimard, 1970. Coll . N.R.F. P.41