JOUTES ORATOIRES ET VERBALES

Scontri di 27.08.2018

La joute oratoire

 

Du « Chjama e rispondi » à « Dans la solitude des champs de coton » de Bernard-Marie Koltès

 

parJean-Yves Lazennec

Metteur en scène et comédien, issu d’une formation musicale, il a travaillé dans plusieurs C.D.N., dont la Comédie de Caen et l’École de la Comédie de Saint-Etienne dont il fut Directeur des Études de 1999 à 2002. Il a fondé en 1994 la Compagnie Théâtre Mains d’Œuvres (Île-de-France). Il a monté entre autres des textes de Brecht, Pirandello, Pessoa, Schnitzler, Sénèque, Sarrazac, Alloulla ou Achternbusch. Prochainement, il doit mettre en scène Les Céphéides de Jean-Christophe Bailly.

 

Études théâtrales

2005/1 (N° 33)

Pages : 192 ISBN : 9782930416205 Éditeur : L'Harmattan

Cette communication représente une tentative d’éclairer l’écriture de Koltès par l’observation d’une pratique orale traditionnelle assez singulière qui me paraît à sa manière être au cœur d’un questionnement sur le partage des voix ; je parle du « Chjama e rispondi » – Appel et réponse, en langue corse. Par le détour d’une forme de tradition orale « archaïque », je chercherai ce qu’il y aurait aussi de cet ordre-là dans le dialogue de Koltès. C’est d’abord le regard d’un metteur en scène que je propose ici, celui d’un observateur engagé dans la création théâtrale et qui tente parfois d’y associer des réflexions nourries de travaux théoriques, tels ceux qui font l’objet d’interventions durant ces journées.

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Pourquoi et comment une telle « confrontation » ? Parce qu’elle me semble permettre la mise au jour de toute une série de questionnements autour de la notion du « dialogue lui-même », au sens où on partirait de celui-ci d’emblée. Je fais ici référence à l’intervention de Marie-Dominique Popelard reprenant les travaux de Francis Jacques dans le cadre de notre Groupe de Recherche. Dans cette perspective, les sujets sont perçus comme construits par le dialogue lui-même : « Je suis constitué de tous les échanges avec chacun, modifié à chaque instant » ; le dialogue s’appréhende alors comme co-construction du sens et des personnes qui y participent.

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Le Chjama e rispondi s’inscrit, me semble-t-il, au cœur de cette approche, tandis que le dialogue de Koltès – même si c’est bien entendu d’abord « la voix de l’auteur », comme le dit Jon Fosse, qu’on doit entendre entre le Client et le Dealer –, cette voix, cette langue, ce dialogue précéderaient les protagonistes eux-mêmes.

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En outre ces échanges se caractérisent par des formes d’emblée repérées et connues que sont la joute oratoire, le combat verbal, et ceci en « co-présence » d’un public à certains égards moins requis comme spectateur que comme témoin. Co-présence d’un public pour un acte rituel, au présent, avec dans les deux cas des dispositifs scéniques excluant le quatrième mur. Nous sommes bien ici dans ce dialogue avec la salle dont parlait hier Philippe Ivernel  Philippe Ivernel, « Platon, Kaiser, Brecht. Entre dialogue..., ainsi la joute semble-t-elle appartenir à une forme épique du théâtre et des dialogues qui s’y déploient.

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Je commencerai par une brève description de ce qu’est dans sa forme le Chjama e rispondi, et proposerai quelques pistes pour une lecture de Dans la solitude des champs de coton nourrie de cette observation.

Le Chjama e rispondi, l’Appel et la réponse, se présente comme un dispositif de joutes oratoires improvisées, chantées a capella, qui se déroulent dans des lieux publics mais aussi privés. Quels en sont les protagonistes ? des poètes et non des chanteurs comme les intéressés insistent à le rappeler. Ces poètes, donc, vont s’apostropher devant un public ou plutôt une communauté réunie à l’occasion d’une fête, d’une foire, d’une cérémonie, ou encore – et c’est peut-être de plus en plus le cas aujourd’hui – pour le Chjama e rispondi lui-même.

Ces chanteurs, convenons de les appeler aussi de cette façon, sont presque exclusivement des hommes, autrefois principalement des bergers, voire des agriculteurs ; de nos jours, reflétant l’évolution de la société corse, ils sont issus de milieux moins directement ruraux : commerçants, employés, voire professions libérales. Ils se situent dans une fourchette d’âge qui va de quarante à soixante-quinze ans. En 1985, la Casa Musicale de Pigna (Balagne), dont j’emprunte ici les précieux travaux de recherche, en recensait soixante-dix-neuf, vivant très majoritairement en Haute-Corse.

Par sa forme et son dispositif, le Chjama e rispondi apparaît comme le reflet d’une société conflictuelle. Plaisir esthétique, aspect ludique, communion entre les poètes et le public assureraient le maintien de la cohésion sociale par la moralisation de situations dangereuses. Le Chjama e rispondi, tout au moins en Corse (on en trouve des équivalents dans d’autres parties de la Méditerranée), est le dernier survivant d’une poésie, vestige d’une culture de tradition orale dans le domaine du chant pour la célébration communautaire. Plus que la polyphonie, limitée à l’intercommunion entre les chanteurs, ces joutes font participer la communauté tout entière, agressent ou pacifient, débordent, provoquent ou désamorcent une tension, à travers une technique vocale et verbale très précise.

Le chant est toujours monodique, avec parfois l’ajout d’une basse, et donc sans accompagnement. Après quelques strophes un équilibre s’établit, quelles que soient les tessitures, au profit de la puissance de celui qui s’impose. Les « entrées en voix » peuvent se faire à deux mais aussi bien davantage – en décembre dernier, lors d’une rencontre à Pigna, une douzaine de poètes étaient présents, circulant librement sur la scène et dans la salle au gré de leur humeur et des sujets qui roulaient dans « la conversation ».

Les sujets abordés peuvent être de tous ordres, concepts, idées, histoires locales, contentieux, fil d’un raisonnement, mais aussi véritablement formels, jeux de paroles, analogies, artifices de vocabulaire. Le développement peut donner lieu à des séries de variations musicales, avec des mots qui articulent des bifurcations pour changer de sujet, en cercles ou par degrés croissants. Il arrive souvent qu’un poète utilise un fragment de vers de son concurrent pour poursuivre le sujet.

Ici, il s’agit de vaincre et de convaincre. Dispute, controverse, le Chjama e rispondi doit permettre de l’emporter sur ses adversaires et de convaincre le public, qui rend son jugement par son attitude – applaudissements, interpellations, rires… L’adresse est le plus souvent faite au public par l’intermédiaire indirecte de l’interlocuteur.

Ce que chante le poète ? le fait poétique comme une pratique. Il se chante lui-même comme s’il se voyait, en termes louangeurs ou dépréciatifs, au sein d’une société de poètes régie par d’incontournables règles de courtoisie rappelées régulièrement. Dans l’étude citée, sur quatre cent quatre-vingt-treize strophes de trois vers chacune, la poésie ou ses équivalents langagiers sont cités deux cent soixante-six fois !

Cette poésie répond à des règles que nous rappellerons brièvement, à partir de la métrique, des rimes et des licences possibles. La métrique impose trois vers de seize syllabes. Chaque vers peut être divisé en deux hémistiches octosyllabiques par une césure qui interrompt le chant. La rime s’établit soit identique à la fin des trois vers, soit deux rimes « a » à la fin des deux premiers vers et deux rimes « b » à la fin de chaque hémistiche du troisième vers. Enfin il peut y avoir, par jeu de rejet à l’hémistiche suivant, des unités de souffle de dix-neuf syllabes, voire plus. La césure marque la fin du rejet et peut couper un mot en deux. Les licences peuvent se faire par ajouts de syllabes, les rimes par transformation d’accords de verbe ou de genre, et on peut rencontrer des strophes de deux vers. Cette technique de l’orateur s’exerce devant un public averti qui peut y remarquer une facture rhétorique dont le Chjama e rispondi, même sans le savoir, emprunte les figures classiques : épitrope, prétérition, métonymie, métaphore, litote, etc.

Cependant cette technique demeure l’effet d’une pratique pragmatique de l’improvisation dont les ressorts intérieurs appartiennent à la subjectivité de chaque improvisateur. Sur l’élaboration proprement dite citons deux témoignages. L’un explique qu’après avoir écouté le premier vers de son contradicteur il commence à préparer sa réponse. Il écoute ensuite la fin du second vers et le début du troisième, et en déduit la probable conclusion. Il conçoit ensuite son finale et ses rimes. Ceci fait il écoute les derniers mots de la strophe et avant que son adversaire ait fini de les prononcer, dès qu’il en a anticipé le sens, il commence de répondre. L’autre, à l’occasion d’un atelier d’étude, expliquait que tout en écoutant l’autre poète il pense à sa réponse à mesure que se développe le chant de son contradicteur et choisit un ou plusieurs mots à partir desquels appuyer sa réponse. Il prépare sa – ou ses – rimes finales ainsi que celle du deuxième et premier vers. Si les rimes donnent le sens de sa réponse, le sens lui-même porte à certaines rimes mais le sens demeure l’essentiel. Si le final de l’autre lui convient, il s’en sert comme argument, et peut même le répéter pour se donner du temps. Enfin la lenteur du chant permettrait à la pensée d’anticiper : il ne compte pas les pieds, et ceux-ci lui viennent naturellement du rythme de la mélodie.

Cette manière de procéder, le spectateur peut l’observer aisément. Dans le déroulement d’une joute on est frappé à la fois par la concentration et la détente des chanteurs-poètes. Réunis autour d’une table, ils peuvent la quitter, se mêler au public puis revenir. Certains peuvent rester silencieux près d’une heure et soudain s’emporter pour une longue série de strophes. D’où cette impression, dans « ce contrat de paroles chantées », qu’au delà des règles formelles rythmiques et de tonalité tout se passe comme si on était dans l’arbitraire. Où cela a t-il commencé ? quand ? et jusqu’où se poursuivra la lutte ?

Les Chjama e rispondi donnent à oser une hypothèse un peu folle. Ces dialogues sans terme imposé de durée seraient en quelque sorte infinis, perdus dans l’infini de la langue, et cette impression serait corroborée par la façon dont se développent les sujets, en cercles s’éloignant du point initial pour y revenir ensuite. Lors d’une séance, « u Russignolu », poète particulièrement apprécié, dit à son adversaire Carlu Pariggi, qui voulait s’arrêter de chanter, que lui, bien qu’il chantât depuis un quart d’heure, pouvait continuer. Carlu répondit alors que lui pouvait chanter trois jours, ce à quoi u Rossignolu rétorqua qu’il pouvait tenir une semaine, mais Carlu put clore l’escalade en se vantant, dans la même strophe, de chanter d’abord une année entière, puis toute sa vie durant.

En d’autres termes l’objet de l’échange dans le Chjama e rispondi c’est la parole juste – et si c’était bien cela aussi cette tension entre le Dealer et le Client, une parole juste qui sera l’objet du deal ? Le lieu de ce deal ? on sait que Koltès ne voulait pas qu’on parle de théâtre pour entendre son texte. Il confie à Chéreau un dialogue qui devra s’accomplir sur scène, mais il forme le vœu d’une déterritorialisation du théâtre.

On se souvient des hangars et autres lieux désaffectés qui furent alors choisis pour cela, de même que le dispositif scénique : frontal, au vu de spectateurs eux-mêmes éclairés parmi lesquels les comédiens s’assoiront pour faire une pause cigarette en écoutant de la musique avant de reprendre une danse. Là encore sourdait la sensation que ce débat dure depuis des siècles et que son origine est muette. « Si vous marchez, dehors à cette heure et en ce lieu… »  Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de.... Pas d’indication de lieu, pas plus que de didascalies. Il n’y a là, aussi, acte que de langage. L’entame du dialogue, sa proposition inaugurale n’est pas seulement argumentaire mais d’abord purement langagière, comme le souligne Christophe Bident. Un jeu où la lutte verbale sera comme le vecteur du dialogue, où les deux paroles se composent et se recomposent à travers toute une série de conditionnels. Une prose qui là aussi va de l’avant, ou alors, de façon paradoxale, de côté en faisant le gros dos, ou par cercles concentriques. « Marcher », « dehors », « quelque chose »  Id. … : nous sommes conviés à écouter ces mots comme s’ils étaient en embuscade, il n’y a aucune évidence en eux ; jamais la parole ne pourra rejoindre le nom de celui qui la porte, comme si elle était neutre, n’appartenant ni au Dealer ni au Client – ce désir de neutre dont parle Anne-Françoise Benhamou. Il s’agirait de jouer le jeu autrement que par le jeu théâtral, d’adresser de la parole solitaire à un tiers, ou au vide, de ne pas chercher le miroir d’une altérité où le dealer voudrait réduire l’autre – c’est à lui-même qu’il se confronte. Il va bien falloir « que vous vous annuliez », lui rétorque le Client.

Ici l’annulation de l’autre montre bien qu’on a affaire à des figures dans un jeu de langage qui les dépasse, et dont ils maîtrisent jusqu’à un certain point les règles, comme nos poètes corses, confrontés à une fiction impossible – ils pratiquent dans leurs improvisations l’auto-description en temps réel de ce qu’ils font –, une fiction improbable en forme de potlatch. Chez Koltès comme dans le chant monodique de l’Appel et réponse, on passe d’un potlatch d’arguments à un autre, celui de la langue elle-même et sa capacité à déborder à tout instant – on pourra associer à ce point les licences que s’accordent les improvisateurs, ou encore leurs silences, comme ceux du Client et du Dealer, ou encore la tentation du retrait.

Ce potlatch, jusqu’où peut-il aller dans ces énonciations comme sans fin qui appellent à la disparition, dans cette « rencontre des lointains » dont parlait Jean-Pierre Sarrazac ? Rencontre qui ne peut avoir lieu : «  et si je suis ici, en parcours, en attente, en suspension, en déplacement, hors-jeu, hors vie, provisoire, pratiquement absent, pour ainsi dire pas là  »  Ibid., p. 19..

Ainsi à la limite de l’effacement, reste la langue elle-même, celle de la venue de la langue – une langue sans figure (« Moi j’ai le langage de celui qui ne se fait pas connaître », dit le Client). Alors jusqu’où la langue peut-elle aller sans se menacer elle-même, contrainte à son interruption toujours possible ? Resterait une dramaturgie de la langue à son exposition, son commentaire et son épuisement infini, questionnant sa propre possibilité. Une faculté essoufflée d’aller au bout, au bout de la langue qui dévide la syntaxe comme ces chanteurs corses leurs monodies rythmées, toujours menacées de s’interrompre brutalement. «  La vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase. »  Ibid., p. 31.

Avec Dans la solitude…, on serait en présence d’un artefact dialogique énonçant la possibilité et les enjeux de l’échange, tout comme étrangement, dans le Chjama e rispondi, les protagonistes se livrent à de longues digressions sur le fait même de se retrouver à chanter face à face en se demandant pourquoi et à propos de quoi.

Le Dealer, au début, parle comme depuis une rumeur englobante (ce qu’accentuait la diffusion de basses fréquences dans les mises en scène de Chéreau), adressée à tous comme à n’importe qui, sur le mode d’une hypothèse qui suspend la situation au seul acte du discours – du chant dirait-on ailleurs.

Ainsi dans les deux cas, par delà les lectures en termes de joute oratoire, dialogue philosophique et autres combats verbaux, ces dialogues ont cette matrice particulière : ils exhibent et commentent les manifestations de leur langage, plus encore leur manifestation comme langage – telles les premières paroles du Dealer, Dealer qui n’a pas fait d’entrée, tels les premiers versets des poètes des Chjama e rispondi dont on entend la monodie sans avoir perçu quand elle avait réellement commencé.

Notes

Philippe Ivernel, « Platon, Kaiser, Brecht. Entre dialogue philosophique, dramatique et épique », in Dialoguer. Un nouveau partage des voix, Vol I, « Dialogismes », Études théâtrales n. 31-32, 2004-2005, p. 46-55.

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Paris, Minuit, 1986, p. 9.

Id.

Ibid., p. 19.

Ibid., p. 31.

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