RESUCONTU DI A VISITA DI KATICA KULAVKOVA (MACEDONIA)

Comment écrit-on un poème, quelle alchimie subtile se faufile entre les bribes des jours...

Scontri di 10.04.2002

L'atelier de lecture

Comment écrit-on un poème, quelle alchimie subtile se faufile entre les bribes des jours et les vastes territoires que les cultures nourrissent de leurs sédiments d’histoire ? Comment l’âme de la terre et les trésors du patrimoine mêlent-ils leurs échos aux accents d’une inspiration poétique qui vise l’universel et retentit des expériences vécues, jour après jour, par le poète, dans son itinéraire singulier de sujet ?

Eternelles questions. Une gageure que de les évoquer en deux heures de temps, devant un public d’étudiants que l’on ne connaît pas et que l’ampleur du questionnement comme la réputation de l’invitée avaient un peu intimidés.
Et pourtant le courant est bien passé lors de la visite de Katia KULAVKOVA. Il faut dire que la disponibilité de la conférencière et la pédagogie de Béatrice Castoriano qui l’accueillait à Corti ont rendu aisé, concret et plaisant un exercice qui aurait pu n’être qu’académique.
Les tables poussées contre les murs, les sièges en demi-cercle, des fleurs cueillies dans la campagne toute proche et disposées en petits bouques un peu partout, la présentation de la conférencière assurée par deux étudiantes, ses poèmes reproduits en grand format et affichés, vers à vers, dans la salle : tout l’environnement était transformé. La poésie de Katia développe une réflexion profonde sur l’existence et repose sur des références culturelles de haute tenue. Elle devint pourtant très présente et très accessible durant cet atelier de lecture où métaphysique, gentillesse et simplicité ont fait de cette visite un moment privilégié.

LE RECIT MACEDONIEN
Katica Kulavkova

Lorsque dans la langue macédonienne on veut parler de quelque chose qui nous saisit par sa beauté, on dit: « C’est tellement beau qu’on a l’impression que
cela va se mettre à parler ! » Les Macédoniens savent que tout ce qui est beau cherche à se frayer un chemin vers la parole, que la beauté possède son écriture, son langage. A travers le jeu mystérieux des mots, la langue mémorise et extériorise des contenus implicites, en suivant les traces d’une pensée ancestrale, mythique, saturée d’images qui chez les Macédoniens et les autres Slaves du sud sont d’une singulière richesse. Les vestiges de cette mémoire mythique sont reconnaissables dans l’usage qui est fait de certains mots particulièrement représentatifs, tel que par exemple, l’adjectif « beau » : en macédonien, celui-ci condense non seulement les deux sens complémentaires - le beau (au sens esthétique) et le bien (au sens éthique) - mais signifie aussi quelque chose qui « est écrit » , l’inscription dont le traçage suppose déjà l’ambivalence entre le sens et l’image, entre l’écriture et la peinture. Ce qui permet d’établir d’entrée de jeu l’analogie entre la beauté, le langage, l’image et l’écriture. En Macédoine, où que l’on se tourne, et surtout si l’on plonge ses regards en deçà du visible, sous la surface de la terre et des lacs, par exemple, on se trouve en présence de vestiges d’antiques civilisations, de sites archéologiques, de villes enfouies, de grottes préhistoriques, d’écritures non-encore déchiffrées, « traits ou stries » (l’écriture des Slaves antérieure au 9ème siècle, époque où les frères panslaves de Salonique, Cyrille et Méthode, codifièrent le premier alphabet glagolitique qui a donné le cyrillique, l’écriture courante des Slaves d’Ohrid à Kiev). Mais les manuscrits ecclésiastiques slaves et paléoslaves, en glagolitique et en cyrillique ne sont qu’une petite part du témoignage d’un passé trop riche pour rentrer dans la trame rectiligne de la mémoire historique. Les vestiges de ce passé hantent le sol de ces contrées, imposent partout leur muette présence : des villes sur pilotis sur un lac vieux de cinq millions d’années, le lac d’Ohrid, des agglomérations-citadelles néolithiques, des masques en or et des armures de grands chefs militaires, des aqueducs et des viaducs de l’époque romaine, lorsque la Macédoine était une province romaine, des basiliques vieilles de dix siècles, des fresques et des icônes byzantines, des citadelles médiévales, des tours-horloges, des halles, des hammams, des mosquées, des objets cultuels et rituels, solaires et lunaires, profanes ou sacrés (la vierge-mère représentée comme une femme-maison, par exemple). Ces vestiges ont de multiples origines : illyrienne, paléo-macédonienne, antique, judaïque, byzantine, ottomane, arménienne, bulgare, serbe, yougoslave, païenne, chrétienne, islamique…
Le patrimoine culturel macédonien, soumis au rythme cyclique d’événements destructeurs - incendies, séismes et autres catastrophes naturelles - exposé à de violentes « ruptures » suscitées par les goûts expansionnistes de chefs militaires de différentes provenances - du nord, de l’est ou de l’ouest - a développé des mécanismes d’auto-régénération interne et une mnémotechnie spécifique. Néanmoins, ce patrimoine comporte bien plus que ce qui constitue l’identité d’un citoyen macédonien d’aujourd’hui, et bien plus que ce que l’Etat macédonien actuel est capable de prendre en charge. Cette richesse nationale de la Macédoine, proprement inestimable - archéologique, spirituelle, littéraire - se trouve aujourd’hui dispersée, transportée et étudiée dans des centres de recherches et des musées des grandes métropoles mondiales.
On peut dire cependant, en suivant le fil conducteur de la langue, que ces vestiges matériels sont autant de « choses écrites » qui possèdent une beauté non seulement extérieure, mais aussi intérieure : « tout juste s’ils ne parlent pas ». Les traces du passé vivent et se perpétuent sous des formes toujours nouvelles et imprévisibles, si bien qu’ici tout se trouve en situation d’effervescence, de métamorphose et d’incarnation. L’histoire macédonienne est une sédimentation de temps révolus en état de résurrection latente. La richesse artistique qui appartient au sol macédonien est l’autobiographie du peuple macédonien. On peut dire sans abus : la résurrection est une constante macédonienne, un perpetuum makedonicum.
Cette façon de parler pourrait être taxée de pathétique si la « vérité » de la réalité historique macédonienne n’était pas indissociable d’un fond sensible précognitif d’ores et déjà chargé de pathos, si elle ne se donnait pas comme un entrelacs multifocal d’éléments tout à la fois objectifs et intimes, un foisonnement d’artéfacts dissimulés ou chiffrés, et si les données objectives, si souvent contradictoires ou controversées, ne plongeaient pas leurs racines dans un sol affectif primitif, lieu d’origine de toute création. Il va dès lors de soi que le récit - qu’il appartienne à la littérature orale ou écrite, sacrée ou profane - émerge de ce sol comme de son lieu natif et qu’il soit une forme naturelle d’esthétisation de la langue et de la vision du monde.
Il serait en effet étonnant qu’un peuple dont l’histoire culturelle, religieuse et ethnique est saturée d’empreintes - qu’il s’agisse de productions orales ou écrites, d’anciens manuscrits dans la tradition de la tératologie slave populaire ou de l’esthétique byzantine, de fresques et d’icônes, d’enluminures, de sculptures sur bois ou sur métal, de mosaïques, d’icônes en terre cuite, en forme de poteries ou de bijoux, de lacrymarii et d’épées, de broderies ou de tapisseries, de fibules ou de croix - il serait étonnant qu’un tel peuple ne possède pas, dans ses multiples expressions orales ou écrites, un mélos spécifique, une qualité singulière, hétérogène à la structure linéaire des discours normatifs et conventionnels, un surplus qui chromatise la langue incolore des stéréotypes anthropologiques – il serait en effet étonnant qu’un tel peuple ne possède pas une longue lignée de narrateurs.
Un peuple dont la tradition abonde en créations plastiques, comme si l’art était sa differentia specifica, ne saurait subsister sans inventer des mondes parallèles (celui de l’image, de l’écrit), sans transposer sur une autre scène son histoire vécue, sa conception du temps et de l’espace. Un tel peuple imprime comme naturellement son identité dans le texte en cultivant la pratique de la narration, tout comme il reconquiert son identité à travers les modifications que lui renvoie cette pratique narrative. Un peuple qui dans son héritage d’artéfacts picturaux est capable de représenter la femme, l’enfant, l’évangéliste, l’apôtre, l’archange et jusqu’à Dieu lui-même… avec un livre dans les mains, sur le cœur, dans les entrailles, ne peut pas ne pas avoir un lien millénaire affectif et symbolique avec l’art du conte et du récit ! Le peuple macédonien est un tel peuple. Son histoire culturelle est un palimpseste, où les inscriptions se recouvrent, se chevauchent, creusent des plis en forme de rébus et de cryptogrammes rebelles au déchiffrement… Le palimpseste est un labyrinthe captivant qui pose plus d’énigmes qu’il n’offre de solutions. Une l’histoire aussi sédimentée souffre d’une surabondance d’inscriptions qui entraînent des ambivalences, des obscurités et des ruptures. D’où les risques de mésinterprétations, de mimétismes, d’hybridations, d’où aussi les tentations destructrices et autodestructrices qui affectent l’identité macédonienne. En effet, l’’hybris tragique des Balkans s’exprime ici dans toute sa force diabolique en faisant de la Macédoine la « pomme de la discorde » : chacun la convoite, chacun cherche à se l’approprier et à la diviser, nul ne veut la reconnaître comme un Tout ! Même aujourd’hui, la République de Macédoine se trouve au cœur d’un conflit déjà ancien de convoitises, d’intérêts et d’interprétations. Au sein de ce mélange balkanique millénaire où se recoupent des traces sacrales et tragiques, la polyphonie de l’être macédonien, avec sa précaire et multiple identité, se fraye péniblement un passage. Plus elle est difficile à définir, plus elle se prête au déchiffrement, tel un texte qui obéit à la poétique du paradoxe.
Toujours est-il qu’à notre époque postmoderne ou post-postmoderne (que je nommerais « néoarchaïque » - au sens d’une « nouvelle préhistoire ») , la question se pose de savoir comment subsister sans perdre le rapport vivant à la magie du mot et au rituel de la narration. Les Macédoniens savent cependant l’importance de la mémoire qui reconstitue indéfiniment le lien entre ce qui a été fait et ce qui est à faire. Ce lien passe par le verbe, la lettre, le texte oral ou écrit. Le récit est en ce sens l’un des genres littéraires les plus représentés dans la culture macédonienne dans la mesure où il rattache directement la tradition orale ancestrale à la production contemporaine. Celle-ci reste indissociable de certains moments décisifs de l’histoire récente de la Macédoine : la formation du nouvel Etat macédonien (1945) dans le cadre de la Fédération yougoslave ; la codification de la langue macédonienne littéraire (1947), et la création de l’indépendante République de Macédoine (1991). Par delà les divergences et conflits des traditions culturelles avec les codes sociaux qui leur sont propres et les modes narratifs correspondants, le récit préserve sa forme spécifique et joue un rôle important dans la consolidation de la conscience nationale macédonienne au sein de la mondialisation actuelle des cultures.

Le récit macédonien ne commence pas à partir de rien; il s’inscrit dans la continuité de la riche tradition du conte populaire dont l’influence reste prépondérante dans la formation du nouveau mode narratif. En effet, la tradition orale n’ignore aucun des genres littéraires de quelque importance. Outre le conte merveilleux, très répandu, elle intègre tant le conte réaliste, humoristique et satirique que le conte d’inspiration érotique et diabolique, mais aussi la fable, la légende, le récit apocryphe, la note, le poème, la ballade…
Ce n’est qu’au cours de la première moitié du XXème siècle que la narration quitte l’anonymat du conte populaire et donne naissance à ce que l’on appelle la « prose artistique » et notamment le récit.
Les premiers auteurs du début du XXème siècle qui disposent d’un fond narratif encore assez restreint, écrivent et publient en d’autres langues (anglais, bulgare, serbe) si bien que leurs œuvres rejoignent la langue macédonienne grâce à la traduction et à l’adaptation. Les plus importants d’entre eux sont : Angelko Krstik (1871-1952), Stojan Hristov (1897-1995), Anton Panov (1915-1942) et Koco Racin (1908-1943).
Il est certain cependant que la codification de la langue littéraire macédonienne est le point crucial par où passe la ligne de démarcation entre la phase de formation et la phase de modernisation du récit macédonien. Celui-ci traverse plusieurs étapes avant de se stabiliser dans sa forme moderne et évolue en fonction du contexte socio-historique.
Vers la fin des années 40 et au début des années 50, le récit comme genre souffre d’une identité esthétique encore indifférenciée où les implications idéologiques et sociales sont souvent déterminantes jusque dans l’expression autobiographique et intime de la plupart des auteurs. A cette première génération d’après guerre qui suit, en règle générale, un idiome littéraire standard, appartiennent entre autres : Kole Casule, Slavko Janevski, Blaze Koneski…
Slavko Janevski (1920-2000) est le premier conteur qui, dans le paradigme du récit macédonien contemporain, marque une coupure radicale entre l’expression traditionnelle et l’expression moderne, celle-ci prend chez lui le plus souvent le tour du récit fantastique.
Quant à Blaze Koneski (1921-1993) qui a fait paraître un seul recueil de récits, il est surtout important comme linguiste, grammairien et codificateur de la langue littéraire macédonienne.
Cependant, déjà la génération suivante (dont les recueils paraissent dans les années 50) voit la naissance d’écrivains d’avant-garde - les « modernistes » - qui agissent en groupe avec leur programme et leur manifeste et entrent ouvertement en polémique avec la littérature réaliste-socialiste régnante (Branko Pendovski, Srbo Ivanovski, Meto Jovanovski, Petar Kostov, Boris Visinski, Dimitar Stolev, Blagoja Ivanov).
C’est la sixième décennie du XXème siècle qui marque une étape cruciale dans la maturation du récit contemporain, couronnée, en 1972, par une anthologie. Le récit suit désormais une ligne nettement ascendante qui culmine vers la fin du XXème siècle. Le discours narratif atteint sa forme achevée, esthétiquement élaborée, affranchie de tout stéréotype (Petre Andreevski, Vlada Urosevik, Tasko Georgievski, Zivko Cingo, Bogomil Gjuzel…).
Certains auteurs nés autour des années 40 élargissent le paradigme narratif vers de nouvelles perspectives poétiques et discursives - hybridations et combinaisons déroutantes… (Gordana Mihailova Bosnakoska, Luan Starova, Bozin Pavlovski, Mitko Madzunkov, Zoran Kovacevski, Danilo Kocevski…)
Le plus récent récit macédonien, d’orientation postmoderne, est en plus grande partie produit par des écrivains nés entre 1949 et 1965. Cet intervalle de temps relativement long comprend une dizaine d’auteurs de qualité exceptionnelle chez qui les conventions narratives se trouvent considérablement pluralisées et complexifiées. Les productions de ces auteurs s’échelonnent entre les années 70 et 90 (Vase Mancev, Krste Cacanski, Trajce Krsteski, Dragi Mihajlovski, Dimitrie Duracovski, Aleksandar Prokopiev, Jadranka Vladova, Blaze Minevski, Ermis Lafazanovski, Venko Andonovski…)

Parler du récit macédonien contemporain veut dire parler de la métaphysique du récit comme son trait principal. La linéarité discursive, inerte et conventionnelle est dépassée par un excès qui dynamise la forme narrative et l’ouvre sur un « au-delà ». Dans cet excès, s’entame la dimension tragique et grotesque du récit macédonien et se mesure le degré de son élaboration. En elle s’esquisse le chemin qui mène de l’ontologie à l’anthologie du récit macédonien contemporain.