UNE BIBLIOTHEQUE TRANSFRONTALIERE ?
Spassighjata literarie è pedagogiche
UNE BIBLIOTHEQUE TRANSFRONTALIERE ?
Jacques THIERS
ASSO CCU
Université de Corse
Notre travail d’analyse sur un corpus qui est la référence commune des contributions réunies dans ce volume se nourrit d’une série d’observations, de réflexions et de débats menés depuis plusieurs années par les universitaires qui ont collaboré au programme INTERREG II. Ma participation individuelle s’articule sur les programmes INTERREG I et II et s’appuie sur les différentes actions que j’ai personnellement conduites ou animées au titre du Centre Culturel Universitaire de l’Université de Corse. Elle s’enracine également dans une expérience qui remonte aux années 1980 et a donné lieu à une série de travaux de coopération scientifique et culturelle1.
L’expérience et les connaissances ainsi acquises excèdent naturellement la période de trois ans impartie à la contractualisation du dernier INTERREG Corse-Sardaigne. La délimitation n’est cependant pas artificielle et l’on peut affirmer que l’existence même de ce programme a pesé sur la vie et la production littéraire interinsulaire tantôt directement, tantôt parce qu’elle venait conforter des démarches, resserrer des partenariats et en définitive dessiner de nouveaux itinéraires. A parcourir les titres des ouvrages que nous nous sommes proposé d’étudier dans un travail d’équipe, on perçoit en effet un cheminement (Avviate) qui part de notre île, après en avoir constaté l’existence littéraire (Ci sò) pour affirmer in fine le nécessaire dépassement des frontières (Scunfini). Les autres littératures insulaires y perdent une partie de leur altérité et deviennent des présences voisines (Vicini) que l’on rencontre lors d’échanges culturels et littéraires transfrontaliers (Da una sponda à l’altra).
Souvent réalisées à la lisière du conventionnement inter-universitaire lui-même, nos activités ont ajouté à la coopération transfrontalière et ont assuré la contiguïté des espaces culturels rapprochés par l’existence du programme. Il est indéniable qu’elles ont sinon ouvert un imaginaire commun, du moins entretenu une constante curiosité pour la culture de celui qui, d’étranger qu’il était devenu dans une période troublée, a en partie retrouvé son visage de voisin. Les relations devenant plus régulières, des collaborations profondes ont vu le jour, dont certaines sont devenues structurelles. Il faut par exemple citer une série de co-productions dans le domaine du spectacle vivant2 mais également, dans le secteur de l’activité littéraire, des réalisations déjà acquises3, ou d’autres qui sont imminentes au moment où nous écrivons ces lignes4.
Ces références où les pratiques littéraires et culturelles des universitaires côtoient une activité scientifique que l’Université reconnaît plus traditionnellement comme la sienne dessinent un territoire complexe. La réflexion universitaire y est invitée à un retour critique sur soi tandis que les productions de l’identité culturelle en reçoivent une injonction salutaire.
Sans doute convient-il de revisiter quelques certitudes et les académismes intellectuels dans leur ensemble. Il faudra nécessairement faire tomber quelques frontières épistémologiques, surtout au moment où l’Université de Corse se propose de redessiner en faisceau son activité de recherche et d’en fédérer le potentiel sur un axe unitaire « Environnement et identité ». L’expérience du programme INTERREG II invite à rendre désormais beaucoup plus perméable la frontière qui sépare l’activité de recherche et l’action culturelle des universités.
Quant aux identités insulaires qui s’expriment dans les littératures partenaires du programme, elles ont reçu, au cours des années écoulées, une empreinte qu’elles ne pourront pas effacer. Nous croyons qu’elles ne le voudront pas non plus, parce que l’expérience transfrontalière leur imprime un tour et des orientations qui représentent des ressources d’abord empiriquement explorées, mais de plus en plus consciemment exploitées.
Un programme triennal, fût-il précédé d’une pratique plus ancienne de l’échange, ne peut transformer en profondeur des identités culturelles. Cependant, à relire les textes de notre corpus et à en observer la genèse, le contexte de production, les orientations génériques, linguistiques et formelles, force est de constater que la coopération entre ces littératures a infléchi les thématiques, entraîné des choix formels et proposé à l’inspiration des auteurs un paysage culturel déterminé par les questions linguistiques, identitaires et génériques. Cela revient à constater, une fois encore et sans doute plus résolument qu’ailleurs, que cette partie de la critique littéraire assumée par l’évaluation universitaire des textes est partie intégrante de l’objet de notre étude, la littérature. Peut-on aller jusqu’à affirmer, sur la base de notre corpus, qu’une certaine représentation de la méditerranéité latente dans le déroulement du programme INTERREG a induit un certain type de textes et d’une certaine manière canalisé l’inspiration? Il serait imprudent de l’affirmer en l’absence d’une étude détaillée et approfondie qui n’a pas été réalisée pour la présente étude. Il est cependant possible et légitime de présenter à grands traits les tendances de la production littéraire en langue corse telle qu’elle apparaît dans notre corpus. En la rattachant au parcours suivi depuis une vingtaine d’années, le présent exposé permettra de souligner ce que cette orientation peut avoir d’original et de quelle manière elle est redevable à la rencontre méditerranéenne dans sa forme et dans ses contenus.
Littérature et « surconscience » de la langue
Longtemps la langue d’expression de l’écrivain a pesé sur le statut même du littéraire. C’est une des difficultés majeures pour qui veut dégager l’objet « littérature corse ». Si le choix de l’une ou l’autre des langues du couple diglossique corse-français continue à être un enjeu culturel, on assiste progressivement à un allègement des interdits idéologiques qui sont en partie responsables des difficultés de la production littéraire dans la période précédente. Le patrimoine littéraire y acquiert une historicité et une durée qui l’enracinent dans l’histoire du peuple corse. Le débat s’est bien sûr compliqué depuis la réapparition d’une tendance à la satellisation du corse par l’italien. Celui-ci est proclamé à nouveau « favella materna » par une poignée de nostalgiques qui manifeste plus ou moins ouvertement au corse devenu langue par ausbau (« élaboration ») un mépris qui a pris parfois la forme du refus de la sociolinguistique qui entend valider les mouvements socio-historiques à l’œuvre dans les communautés. Cette discipline des sciences du langage remet en effet en question les certitudes de ceux qui usent des dogmes linguistiques pour nier aux communautés leurs droits à l’autogestion langagière. Ils enregistrent chacune de ses avancées pourtant timides dans l’espace public comme une trahison d’un héritage toscan qu’ils tiennent pour la plus belle part de la culture corse. L’ensemble de la population, attachée aux langues qui composent le répertoire des Corses d’aujourd’hui, ne s’intéresse guère à ces querelles désuètes et encombrées d’obscures acrimonies. Il semble en tout état de cause que la préférence pour le corse ou le français comme langue de création littéraire soit de moins en moins dictée par l’environnement idéologique. C’est l’histoire linguistique de l’écrivain lui-même qui prévaut, même si les représentations linguistiques ambiantes alimentent des justifications a posteriori. Allégée du débat exclusivement linguistique, l’interrogation porte désormais plus souvent sur la recherche de ce qui constitue la « littérature » corse. Le terme lui-même est problématique, du fait de l’absence d’une critique littéraire organisée (journaux, revues, émissions littéraires) et de l’exiguïté des institutions littéraires (concours et prix littéraires, bourses d’auteurs, cycles d’études à l’école et à l’université, etc...). Les observateurs préfèrent dans ces conditions parler de « production littéraire ». En évitant la hiérarchisation, cette notion permet le recensement des oeuvres créées et pose des jalons pour les parcours littéraires accomplis et à venir. Nous évacuerons donc d’emblée la riche problématique de la langue d’expression parce que le corpus choisi ne comprend de textes français que ceux qui traduisent les textes originellement créés en langue corse5.
Au cours des vingt dernières années, la prose littéraire corse n’enregistre pas d’innombrables succès. L’inspiration littéraire militante des années 1970 a surtout investi dans l’expression poétique, renouvelée par la sollicitation de la chanson engagée.
En ce qui concerne les romans corses en langue française, quand ils sont de qualité, on remarque qu’ils sont généralement situés par référence explicite ou indirecte à la distance que les auteurs ont prise vis-à-vis de l’île. Ce caractère d’une identité littéraire en rupture ou en décalage par rapport au mouvement de l’identité culturelle militante a fait le succès de ces œuvres au moins autant que le talent de plumes reconnues par l’institution littéraire, une sanction qui leur confère une existence littéraire instituée6. Les œuvres d’Angelo Rinaldi, Marie Susini, Jean-Noël Pancrazi font partie de ce groupe. Comme le montre Paul-Michel Filippi7, elles sont constitutives d’une expression littéraire corse qui s’est trop longtemps voulu définir par son appartenance à une corsophonie jalouse et trop inquiète de son terroir linguistique pour pouvoir s’affirmer dans la plénitude de ses virtualités.
Quant au roman en langue corse, il a célébré l’être collectif et s’est encombré de messages idéologiques qui ont retardé sa maturation. Cette difficulté s’ajoute à un contexte linguistique défavorable longtemps ressenti ou présenté comme l’hypothèque première sur la production. Les faibles résultats d’une timide politique de la langue renvoyant sans cesse à plus tard la constitution d’un véritable lectorat, le roman corse est donc rare et en quête d’un introuvable public. Comme l’auteur qui s’exprime en langue corse est habité par la conscience aiguë des phénomènes historiques dont son travail porte la trace diglossique, il se fait toujours trop attentif à la langue. Il révèle par là son assujettissement à une emprise que Lise Gauvin appelle « surconscience linguistique », un phénomène psycho-social caractéristique « des littératures dites émergentes, et notamment des littératures francophones ». L’application d’une telle notion à la production littéraire de Corse ouvre largement les perspectives d’une littérature qui tarde à dégager les lignes majeures de son affirmation séculaire. Elle montre comment cette célébration de la langue inscrite dans la surconscience de l’écrivain alimente et, contradictoirement, entrave la création. Elle indique également que la Corse a beaucoup à gagner à se libérer des tabous de son propre discours identitaire où le corse a trop longtemps régné en maître absolu sur une production quelque peu désuète et étriquée.
En dépit de ses obsessions déterminées par la référence au conflit de la diglossie, la prose corse a trouvé d’autres voies, une vigueur et une énergie qui se laissent lire et suivre dans les œuvres de notre corpus. C’est donc cette forme de l’expression littéraire que je me propose de suivre dans les textes qui le composent en le rattachant au courant des années 1970-1980 qui en expliquent l’émergence et le développement. Toutefois, il n’est pas déplacé d’englober aussi la production poétique dans cet examen en examinant les dernières productions qui conduisent expressément à une perspective méditerranéenne et inter-insulaire.
La prose et la standardologie comparée
Fernand Ettori concluait sans enthousiasme un chapitre de l’encyclopédie Corse (Bonneton, 1979) et parlait d’une littérature corse dont « les lignes de force » n’apparaissaient « pas encore nettement »et dont il paraissait « hasardeux » de « prédire l’avenir », malgré la « floraison subite d’auteurs et d’oeuvres » qu’il devait un peu plus tard qualifier de « miracle de 1970 » 8 . La production ayant jusqu’alors connu la trajectoire des expressions locales et mineures, révérées pour leur vénération du patrimoine et des choses d’antan, mais en définitive largement inadaptées aux nécessités du présent et d’une modernité qui n’est pas que destructrice des identités, cette subite énergie avait de quoi rendre perplexe la critique. Quant à la prose romanesque elle n’en était que plus surprenante. Encore ses succès se résumaient-ils aux débuts d’un Rinatu Coti, auteur à l’époque de deux écrits « ne dépassant pas la dimension d’une longue nouvelle » et connaissant « le malheur d’être romancier en langue corse ». L’encadré de deux colonnes inséré dans le Mémorial indique à la fois l’importance de l’événement et la conviction selon laquelle il n’y avait pas de quoi remettre en cause la « stérilité romanesque » ambiante.
Les linguistes H.Kloss, puis Z.Muljacic et H.Goëbl ont appelé ausbaukomparatistik (« standardologie comparée ») la discipline10 qui mesure les progrès des idiomes selon l’importance de la prose écrite dans les communautés concernées. Il faut dire que c’est surtout la sachprosa (« prose factuelle ») qui représente dans la théorie le stimulant et le moteur de l’élaboration qui conduit un idiome donné à sortir progressivement de l’état dialectal pour accéder à la dignité de « langue distanciée » (abstandsprache) et « élaborée » (ausbausprache). La prose littéraire a pourtant son poids dans cette évolution. Dans les années où F.Ettori montre, dans son article cité plus haut, que n’a pas encore été enregistré le mouvement d’élaboration amorcé dans les années 1970 en particulier avec le mouvement dont Rigiru est le centre ou une référence, les tenants de l’ ausbaukomparatistik n’ont pas actualisé un diagnostic qui s’appuie sur la documentation héritée de A Muvra pour décréter que le corse est un idiome sorti de l’état dialectal et parvenu au stade d’une « élaboration intermédiaire » sur le chemin qui conduit au statut de langue arrivée au point d’élaboration achevée. C’est ce que me disait Heinz Kloss lui-même dans un échange épistolaire de 1984. La lourdeur de cette formulation porte la marque des difficultés de ce type d’évaluation, d’autant que dans les communautés concernées, l’affirmation de la dignité linguistique et littéraire accompagne immédiatement et automatiquement le phénomène sociolinguistique qui déclare la langue autonome et majeure. Quoi qu’il en soit, malgré une revendication linguistique et identitaire qui remonte à la fin de la décennie 1960-1970, les choses n’ont pas sensiblement changé au moment où F.Ettori procède dans le Mémorial à l’examen critique des productions de la dernière décennie.
La mutation qualitative et quantitative importante s’est produite plus tard. Les causes de ce changement sont connues. Dans un contexte général de revitalisation de la société insulaire, le corse a en effet véritablement démontré son aptitude à tout dire dans la décennie 1980 marquée par l’ouverture d’une filière complète d’études universitaires corses à Corti. Avec la création du CAPES de corse (1991), la langue se voyait attribuer une habilitation symbolique et réglementaire d’importance. A partir de cette reconnaissance la langue ne pouvait plus être considérée comme minorée au sens où les études sur la diglossie entendent généralement le terme. Sur le « marché » linguistique, l’action des enseignants est importante. Parmi les maîtres qui enseignent à tous les niveaux de l’Education nationale se signale une centaine de jeunes professeurs des collèges et lycées titulaires aujourd’hui d’une double légitimité, culturelle et administrative. Cette reconnaissance partielle du corse a entraîné une certaine validation de la littérature par l’institution. La plupart des jeunes auteurs d’expression corse sont d’ailleurs titulaires du CAPES de corse.
Bien entendu la prose non littéraire, considérée par les recherches de l’ausbaukomparatistik comme un indice important des avancées de la langue, a bénéficié de ce climat favorable à la promotion de la langue. On a mentionné plus haut Intertestu avec une soixantaine de travaux (tous postérieurs à 1970 avec une forte concentration après 1982) rédigés en corse sur des sujets littéraires, historiques, linguistiques, anthropologiques, didactiques, un essai d’orientation philosophique et un programme politique. On voit ainsi les domaines d’emploi atteints et ceux que l’effort de généralisation doit investir : vie administrative, sciences exactes et expérimentales, techniques et technologies. La plupart de ces textes n’ont pas été édités, à l’exception des mémoires de maîtrise de G.Gherardi sur Guglielmo Guglielmi (1995) et de M.Frassati sur les frères Vincenti (1998). A signaler une exception qui confirme la popularité de l’écrit en langue corse lorsque vient le soutenir une circonstance ou une action ressentie comme culturellement, socialement ou politiquement forte, témoignage d’un sentiment culturel collectif que l’ausbaukomparatistik nomme « volonté populaire ». Le Pasquale Paoli è a Rivuluzione di l’89 (1989) d’Andria Fazi a suscité un réel engouement à sa parution. Cet humaniste, professeur d’histoire au Lycée Fesch d’Ajaccio et tribun autonomiste avait fait son delenda est Carthago du discours politique en langue corse. Ses collègues de l’Assemblée de Corse ont en sa mémoire fondé un prix annuel qui récompense la meilleure copie de corse au baccalauréat.
Au vu de cette esquisse d’un bilan montrant que la création en langue corse a enregistré des succès importants dans un climat général où l’hypothèque persiste sur la pratique et l’avenir de la langue, on comprend l’essor et les limites de la production littéraire écrite.
Aussi les auteurs ont-ils recherché des formes mieux adaptées que le roman aux contraintes de la période. Cette quête a d’abord été intuitive, puis elle s’est faite plus consciente. Elle a enfin inspiré une réflexion et une action programmatique qui sous-tendent l’œuvre de coopération transfrontalière et se poursuivent aujourd’hui.
Intertestu dans le cadre d’INTERREG I en 1995. On y retient environ cent cinquante titres de prose littéraire et non littéraire en langue corse dont la plupart ont été publiés après 1982. La base intitulée Intertestu11 regroupe en effet quelques trois cents textes de nature et de taille variables, un ensemble dans lequel on peut distinguer huit catégories : 4 titres parémiologiques, 11 traductions, 12 anthologies, 13 titres lexicographiques, 96 livres de poèmes, 80 de prose littéraire, 10 périodiques et 84 textes de prose non littéraire. De quoi armer une hypothèse qui doit nous guider dans l’analyse: il nous faut sonder le terrain littéraire avant le texte le plus ancien de notre corpus, Ci sò (1995).
La tentation de différer l’écrit
Au début de la période qui nous intéresse les choses ont commencé par où elles débutent toujours dès lors que devient manifeste le souci de lier la littérature à l’illustration de la culture communautaire. La production littéraire y est comprise comme l’élargissement, le passage à l’écrit d’une partie du patrimoine oral, considéré comme le conservatoire des savoirs populaires et d’une identité collective menacée. Emergent ainsi une quantité significative de textes d’abord enregistrés, puis retranscrits et plus ou moins retouchés par ceux qui les ont publiés. Les choix éditoriaux oscillent entre l’intégralité corsophone et la présentation bilingue (corse, avec français en regard). La série s’étend ainsi de E fole di mamma (1981) de Ghjanghjaseppiu Franchi, offertes comme un monument de piété filiale et culturelle, jusqu’au recueil Contra Salvatica (1989) de Mathée Giacomo-Marcellesi, de finalité anthropologique marquée. Ce souci de préserver et transmettre le patrimoine rattache ces livres à d’autres œuvres dues à des auteurs plus âgés. La matière ethnographique y reçoit l’empreinte d’une inspiration personnelle. L’auteur y cultive une veine proche du genre mémorialiste, de ces ricordi où la nostalgie fait lever des souvenirs biographiques dans lesquels transparaît toujours le souci de l’exemplarité. Les stalvatoghji, histoires vécues ou narrées comme telles offrent une source intarissable. Le genre est commode : un récit bref, des personnages typiques et des histoires édifiantes, moralisatrices, drôles ou cruelles. Antoniu Trojani a abondamment puisé dans cette ressource : Dopu cena (1973), Sottu à l’olmu (1978). Avec Tempi fà, rumanzu corsu (1989) et surtout Pece cruda (achevé en 1982), on voit poindre le roman à travers un sujet ethnographique (l’évocation des travaux et activités liés à la fabrication de la poix) parce que l’auteur construit son récit sur la fiction d’une personnalité qui déroge à la règle comportementale de la concorde et de l’entraide communautaires.
Naturellement, nous sommes bien dans une construction littéraire, mais le simulacre de la transcription patrimoniale pose la genèse du texte comme une transition sans heurt ni trahison entre l’oral et l’écrit, le rural et la ville, le passé et le présent. A se donner cette gratification symbolique la création littéraire endosse un travestissement qui l’alourdit et ralentit sa marche vers l’assomption de l’écrit. De surcroît, la culture patrimoniale se confondant dans cette direction avec le trésor de la langue, cette forme littéraire se donne volontiers comme affranchie de la prétendue « corruption linguistique » qui règne, selon certains, dans le corse comme on le parle tous les jours. Non contents de truffer leurs créations de vocables qui sont ostensiblement brandis comme sauvés de l’oubli, les tenants de cette littérature du patrimoine aiment à faire suivre le récit d’un glossaire de quelques mots réputés difficiles, rares, techniques et/ou désuets. Chez Trojani ce recours est systématique. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un procédé documentaire. Replacée dans son environnement socio-culturel, cette pratique revient à substituer à un projet de création littéraire ouverte la recherche d’un autre type de reconnaissance qui n’a de valeur qu’à l’intérieur de la communauté. Dans cette quête « les mots » sont un enjeu qui fait l’unanimité dans un sens commun peu au fait de la place périphérique qu’attribue au lexique la théorie linguistique dans la structure et l’économie du système de la langue. Cela dit, on doit constater que les associations, instances et groupements qui dans les situations minorées oeuvrent pour la promotion de la littérature ont des réticences à se démarquer de ces procédés et des représentations de l’identité culturelle que ceux-ci traduisent. Nous en retrouvons d’ailleurs un exemple éloquent dans notre corpus qui arbore dans son palmarès une description phytologique du « quercus suber » 12 !
La littérature : un enjeu
Notre prose littéraire s’est longtemps inquiétée de se doter d’une historicité qu’elle a sans mal trouvée chez ces pères fondateurs que furent Santu Casanova et Sebastianu Dalzeto. En réévaluant la Tramuntana de Ziu Santu, les études corses ont mis l’accent sur un aspect capital de l’œuvre : la valeur d’élaboration au sens klossien du terme que reçut la prose écrite dans cet hebdomadaire tout en langue corse qui assura une vive critique de l’actualité politique vue de Corse à la fin du siècle dernier13. Elles ont ainsi réduit le mythe d’une pureté linguistique généralement répandu par des commentateurs –et parfois des chercheurs !- qui ne l’avaient pas lu et dont la seule excuse est que le document était devenu pratiquement introuvable. Quant aux romans de Dalzeto, ils s’étaient attirées les foudres puristes à cause de l’accueil spontané qu’ils font aux gallicismes. Depuis la réédition de ces œuvres on préfère généralement mettre en exergue la verve grâce à laquelle Dalzeto a édifié un véritable théâtre de la parole corse et inséré la ville et sa culture spécifique dans le paysage littéraire de la Corse île. La relecture critique de ces œuvres a ranimé la réflexion sur la problématique du « roman corse », en précisant les limites historiques du genre et les perspectives que les œuvres disponibles proposent. Dès l’apparition de cette veine romanesque autochtone, les élites corses en ont en effet hypothéqué pour longtemps le développement parce que les auteurs n’ont pas suivi l’exemple de ces pionniers. L’intuition qui animait l’œuvre de ces derniers était prometteuse, mais la sacralisation qui entourait le désir du roman ne pouvait s’accommoder des limites et contraintes que révélaient ces balbutiements de prose romanesque corse.
On observe d’ailleurs les mêmes effets du conformisme linguistique et littéraire dans l’expression littéraire en français des Corses. Alors que d’autres situations francophones s’appliquaient à construire une expression originale portée par des spécificités langagières liées au contact d’autres systèmes, la Corse trouvait dans une écriture que l’on peut qualifier de « mériméiste » la traduction de son désir d’être reconnue dans le paysage des lettres françaises. La bibliothèque corse s’est en effet enrichie d’un nombre conséquent d’œuvres de fiction dont le décor est insulaire et les personnages conformes à l’image que le public continental se fait généralement depuis que le succès de Colomba a mis en circulation une prétendue « âme corse ». Certaines de ces productions ne manquent ni d’intérêt ni de talent, mais on ne distingue aucune œuvre de poids et si La Fiera de Marie Susini a pu faire figure de petit événement dans l’atonie générale des lettres corses, c’est moins par le niveau d’innovation atteint par ce roman que du fait de la notoriété parisienne de son auteur. Quant aux prosateurs de langue corse, ils jugeaient bon de mettre à l’épreuve leur expression, assurés de voir le corse révéler son génie par le recours à la traduction. Les Lettare da u me mulinu et les Fole di u luni (1980) de Matteu Ceccaldi continuèrent ainsi une tradition inaugurée par le régionalisme littéraire de l’entre-deux guerres, ranimée par les travaux de G.G.Franchi (dans la Lettre de Corse (1979), un curieux et virtuose petit Lagarde et Michard corse) et représentée dans la dernière décennie par S.Casta qui traduit Saint-Exupéry avec U principellu. Cette préoccupation du traduire pour s’approprier les grandes références de la civilisation occidentale culmine avec le projet de traduction de la Bible qui produira avec bonheur les évangiles selon Matthieu, Marc, Luc et Jean sous le titre U Vangelu (1994), après diverses péripéties et grâce à la détermination de G.M.Arrighi et G.G.Franchi, assistés des pasteurs Charbonnier et Waechter et de prete Gambotti. Une traduction qui trouve à vrai dire sa justification dans l’ordre du symbolique plus que dans celui d’une réalité liturgique de moins en moins accessible à la langue corse.
Une forme de prédilection : le texte court
La prédilection du texte en prose dans la littérature de cette période a son origine dans le récit traditionnel oral, mais plus encore dans l’essor du journalisme insulaire des années 1970-1980.
Le mensuel Kyrn a montré la voie en ouvrant deux pages « In Lingua corsa » confiées chaque mois à des écrivains corses. Cette initiative a certainement fait sortir le corse écrit sinon de la minoration, du moins de l’exception. La plupart des auteurs âgés de plus de quarante ans aujourd’hui ont fréquenté cet atelier d’écriture mensuel inauguré par R.Coti et F.Mattei en août 1975. On doit constater que cette expérience est toujours restée plus littéraire que journalistique, malgré ce que souhaitait le journal : « il fallait avant tout réunir des collaborateurs aptes à aborder l’actualité en langue corse (...), aligner les chroniques en langue corse sur l’ensemble de la partie rédactionnelle (...), faire en sorte que progressivement tout ce qui est traité en français puisse l’être également dans notre langue ». Attentive à la place du corse dans la situation générale de la société insulaire, la direction n’a jamais réellement tenté d’atteindre ces objectifs. Les collaborateurs du journal ont d’ailleurs toujours usé de cet espace comme d’une opportunité. La rubrique a été tenue par Rinatu Coti et Ghjacumu Thiers à partir de septembre 1975. En 1976 les rejoindront pour des contributions sporadiques Ghjuvanteramu Rocchi et G.G.Franchi, puis Ghjacumu Fusina, tous rédacteurs de la revue Rigiru. Au fil des parutions de Kyrn, ils ont ainsi acquis ou conforté une notoriété régionale par leur mention dans le mensuel qui a fait longtemps figure de voix de la Corse. On ne peut discerner aujourd’hui si à cette époque leur popularité relative est davantage due à cette apparition médiatique mensuelle plutôt qu’à la fréquentation improbable de leurs écrits par un public plus prompt à les louer qu’à les lire. On peut en revanche penser que l’écriture littéraire a trouvé dans ce rendez-vous périodique avec les lecteurs le souci d’une lisibilité et d’un dialogue avec un lectorat virtuel, bien disposé mais mal préparé.
En vertu de cette pratique empirique obéissant à à des contraintes rédactionnelles est apparue et s’est développée une catégorie de textes apparentés par le cadre formel puis, un certain mimétisme d’écriture agissant, par l’orientation stylistique et sémantique. Ce collaborateur régulier et fécond de la rubrique qu’a été G.Fusina a donné ses lettres de noblesse au texte court en langue corse. Il en a rapproché l’émergence de l’elzeviro italien des premières décennies du XXème siècle, bien que les conditions aient été très différentes. Dans la préface de ses Prose elzevire (1989), recueil d’une centaine de textes publiés dans le mensuel devenu hebdomadaire à partir de 1992, il appelle donc elzeviru le genre né dans Kyrn quinze ans auparavant. Il en définit la nature ainsi : « Rédigé dans une certaine hâte, portant la marque du contexte, ce n’est pas tout à fait de la prose littéraire, ni de la prose journalistique tout à fait. C’est une prose résolue, indépendante et libre. Si elle ne ressemble pas vraiment à l’elzeviro italien, elle lui emprunte au moins la notion d’une matière hybride, littéraire et journalistique. Une prose ambiguë par conséquent, déroulée au fil des semaines, d’un thème à l’autre, des sujets d’une variété infinie, soumis à l’inspiration de l’auteur et au temps qui passe toujours trop vite » (traduit du corse). Cette spécificité de elzeviru ne lui apparaissait pas encore dans E Sette chjappelle (1987), ses vers et proses des années 1974-1985.
C’est donc graduellement que venait de se constituer dans la conscience des auteurs l’importance et la spécificité de la prose corse, bien que la nécessité d’en développer la production ait été depuis longtemps inscrite au programme de la génération littéraire des années 1970. Les pratiques d’écriture de cette génération rejoignaient ainsi les données de l’ausbaukomparatistik. On voyait aussi simultanément ces auteurs s’affranchir au moins partiellement de représentations liées à l’institution littéraire française où le genre du roman règne en maître incontesté dans le panthéon des œuvres.
Ces mêmes auteurs avaient depuis plusieurs années tenté d’organiser pour la nouvelle littérature corse un circuit et un réseau de diffusion autonomes à travers diverses réalisations sporadiques ou discontinues. Accomplis par une poignée de militants ou soutenus par une volonté solitaire mais tendue, ces efforts engrangèrent des résultats plus symboliques que factuels. Tel fut le cas du projet « Paroli sciolti » porté par R.Coti. Un courrier échangé entre une dizaine de militants culturels sur quelques mois de 1976 prépare la définition du projet ; cette « Lettera misinca » instaure un débat et une confrontation d’opinions sur la littérature et le politique. Puis en février 1978, la création de « Paroli sciolti » est annoncée par un prospectus. On se propose de publier des textes devenus introuvables et des inédits, de créer une maison d’édition et de diffusion hors du circuit marchand et de lui assurer le soutien du réseau des associations et foyers ruraux de Corse. Il s’agit de diffuser les œuvres par capillarité jusqu’au coeur de la société corse en respectant un mode de transmission voisin des échanges communautaires de la tradition. La finalité de cette opération est collective et populaire, prône la sincérité et la qualité des acteurs avant toute autre considération. On entend mettre en exergue une culture et une littérature ouvertes et non élitaires; on veut aussi et toujours abolir la concurrence oral-écrit que l’on brandit comme la marque et le stigmate des littératures instituées. Le projet prévoit six publications par an. Il produit deux livraisons coup sur coup. Dans un essai de seize pages sur les rapports de l’identité, du politique et du culturel Coti définit l’Etre militant de la modernité corse. Cet Intornu à l’essezza (1978) est une réflexion dense sur les notions de « peuple corse » et de « culture corse ». Le niveau de langue utilisé est exigeant comme l’effort demandé au militant. Quant à A Cunfina (1978), un conte de Saveriu Valentini qui sera réédité en 1989, il unit dans une atmosphère envoûtante deux sources d’inspiration. Les légendes du terroir de l’Urnanu y prennent une dimension pan-corse grâce à l’omniprésence du mazzeru qui veille sur l’héritage de la terre et de l’âme. Ces émotions et ces silhouettes tirées du fonds magico-religieux sont confrontées aux problèmes de la spoliation moderne de la terre et viennent nourrir l’engagement politique. Après ces débuts prometteurs « Paroli sciolti » se heurta rapidement à la réalité socio-économique de la Corse où il ne pouvait trouver le terreau souhaité. Une partie de ses objectifs fut atteinte plus tard, « Paroli sciolti » devenant une collection des éditions Cismonte è Pumonti.
Cette première période de créativité fut euphorique, naïve, désintéressée et... fragile. Elle servit de tremplin à des expressions individuelles qui identifient, dans une petite communauté de 260000 personnes, le « miracle de 1970 ». D’autres personnalités, plus jeunes et peut-être mieux informées des conditions de diffusion de la littérature corsophone sont venues par la suite se joindre au mouvement. Les derniers arrivants, qui ont pour la plupart suivi la filière universitaire des études corses, représentent un potentiel d’expression non négligeable. Ils co,stituent, avec l’ensemble du dispositif éducatif où le corse se généralise peu à peu, la base à partir de laquelle peut se concevoir un territoire de production et de consommation des œuvres littéraires.
Les aînés
En parcourant le champ des vingt dernières années on voit apparaître un nombre conséquent de personnalités littéraires en interaction permanente avec la vie de cette littérature corse qui cherche dans la prose la voie d’une expression large et pérenne. La demande s’affirme d’autant plus que l’expression en langue corse est devenue un enjeu dans le programme des institutions régionales successivement mises en place à partir des années 1980 et dont on prévoit aujourd’hui l’élargissement, le volume et la nature de cette autonomisation n’étant qu’une affaire de temps et de... pédagogie, à en croire le discours politique dans l’île et sur le Continent.
Ces personnalités qui ont entre vingt-cinq et quarante ans à l’orée des années 1980, occupent alors des secteurs diversifiés de l’activité littéraire.
Ghjuvammaria Arrighi, rédacteur de U Ribombu et de Cuntrasti est un acteur infatigable dans le domaine de la critique littéraire, historique et culturelle. Inspecteur pédagogique régional et conseiller du recteur pour la langue et la culture corses, il préside aujourd’hui aux destinées académiques de la langue corse à l’école.
Pasquale Marchetti fait de même avec des billets d’humeur que publie Kyrn et qui seront rassemblés plus tard dans la plaquette Impinnatelle (n°10 de « Paroli sciolti »). Un temps chargé de mission à la Collectivité Territoriale de Corse pour la langue et la culture corses, il milite depuis quelques années pour la promotion du corse par la diffusion de l’italien!
G.G.Franchi a pris pendant quelques années la direction de Rigiru nouvelle manière tout en continuant à écrire des nouvelles qui seront livrées en 1992 en version bilingue dans le recueil Isulitudine, et collaborera par la suite aux activités pédagogiques du CRDP de la Corse, apportant une contribution notable avec son Prosa d’oghje (1998) qui retient douze auteurs de proses littéraires réparties entre les catégories : « rumanzu », « racontu », « nuvella-assaghju », « fola » et teatru ».
G.Fusina avait développé la majeure partie de son activité littéraire à partir de A Casa di u Populu Corsu à Paris. Il est rentré en Corse en 1982, est passé par le Rectorat d’Ajaccio où il a exercé les fonctions de conseiller du recteur pour la langue et la culture corses avant d’être nommé à l’Université de Corse où il est aujourd’hui professeur en sciences de l’éducation. Dans le domaine de la littérature, il se signale surtout par son œuvre continue de parolier pour la plupart des chanteurs corses.
L’activité publique de Dumenicantone Geronimi s’est arrêtée avec le dernier numéro de Rigiru (n°26, janvier 1990).
G.Thiers a rejoint l’université en 1983 et développé une activité de sociolinguiste qui a eu son influence sur ses options littéraires. Il dirige le Centre Culturel Universitaire et à ce titre a conduit les activités littéraires dont il est ici question.
G.T.Rocchi a préféré miser sur l’animation, le conseil pédagogique et la production de textes pour l’école. Sa contribution à l’élaboration d’une prose littéraire actuelle s’est limitée à l’orientation pédagogique, mais la série E Centu fole présente un intérêt qui dépasse largement cette seule préoccupation. Aujourd’hui retraité de l’Education nationale il se consacre entièrement à l’animation du centre de L’Oretu avec l’association A Gaspa qui reçoit des classes élémentaires pour des séjours linguistiques. Il continue à écrire des textes poétiques généreux et enracinés que chantent les interprètes insulaires. A propos de l’action de cet animateur et pédagogue passionné et averti, on constatera que l’enseignement du corse dans le cycle préélémentaire et élémentaire a entraîné l’apparition d’une riche littérature enfantine dont la génération de 1970 n’avait pas prévu l’essor. La plupart de ses productions nées dans la pratique de la classe, n’ont pas bénéficié de l’édition et sont inconnues du public, excepté les usagers des différentes écoles. Quoi qu’il en soit, la verve et l’aisance que Rocchi montre dans le maniement de la nouvelle sont pourtant réellement prometteuses. Son Furestu développe dans une langue convaincante et inspirée un apologue passionné de la communauté de destin. Il met en scène des histoires de vie symptomatiques des questions identitaires que pose à la Corse sa démographie composite. La publication du texte court sur plusieurs numéros de Rigiru, c’est-à-dire sur plusieurs années ! Dans son aspect formel, l’oeuvre garde la marque de cette élaboration discontinue. Elle est significative des conditions de la littérature de revue et des récits publiés par épisodes. Certaines pistes narratives sont oubliées en cours de récit, d’autres débouchent sur des friches et bien des passages ont reçu un traitement autonome, mais c’est pour notre plus grand plaisir ! La construction du texte est quelque peu intuitive : l’action se fonde sur l’évocation du regroupement hasardeux des membres d’une famille à l’occasion des fêtes de Pâques. Tout gravite autour de la figure de Ghjuvacchinu, un paterfamilias avisé, une présence compréhensive qui prévient tout drame et opère toutes les conciliations dans un groupe que les hasards de la vie familiale a rendu très composite. Une nouvelle qui montre qu’indubitablement Rocchi n’a pas tout dit dans son oeuvre de poète lyrique, de parolier et de pédagogue.
Quant à R.Coti, à partir de sa résidence parisienne qui n’exclut ni de longs séjours en Corse ni une fidélité quotidienne à la terre insulaire et à l’écriture, il continue sans se lasser une oeuvre de récupération des signes et du sens de l’identité corse. L’essentiel de sa production a été réuni en plusieurs volumes des éditions Cismonte è Pumonti qui ont aussi publié une habile transaction entre oral et écrit intitulée U Rivaritu Antonu (1982-1983). Ce sont trois cassettes audio de contes et chroniques construits comme des nouvelles morales où l’auteur se présente comme le scribe d’un sage qui égrène toute la mémoire de la communauté. Ces textes trompent le lecteur pressé par leur apparence anodine. Ils sont pourtant autant de pierres posées pour la réédification d’une mémoire critique de la communauté : la Corse de toujours y vit de ses vertus, de ses vices et de ses travers. Coti s’est aussi donné la mission, humble et modeste, de consigner les « jours perdus », déficit plus important dans les sociétés traditionnelles que dans les mégalopoles où le sensationnel tient lieu de raison d’être. Il s’est voué à l’évocation d’un temps biographique qui émiette, à mesure que les individualités sombrent dans l’oubli, les derniers pans d’une culture qui a animé un territoire communautaire et qui s’est aujourd’hui -sans disparaître !- enfouie au plus profond de chacun d’entre nous. Son oeuvre féconde de polygraphe, tour à tour poète, essayiste, publiciste, dramaturge, nouvelliste et romancier est tout entière tendue dans cet effort pour redonner vie et signification au soubassement collectif de notre expérience individuelle du monde et rendre sa fonction ontologique à la culture populaire. Cette quête placide et têtue d’un temps corse perdu a pu susciter des interprétations erronées, et pourtant elle ne repose sur aucune nostalgie régionaliste ! Coti s’est aussi attiré le reproche d’élitisme linguistique. Or son oeuvre est constamment sous-tendue par une cohérence parfaite entre la forme et le fond. La langue est celle du monde qu’elle exprime et Coti joue avec virtuosité sur ses registres, sans crainte puriste ni ostentation. L’examen des textes est édifiant, d’autant que l’œuvre est abondante et offre un large champ à l’observation. On pourra suivre le travail stylistique en comparant par exemple la recherche lexicale de U Vangonu neru, avec les variations du vocabulaire dans Una Spasimata (1985), roman qui relate la socialisation d’Andria en milieu urbain. La nouvelle de soixante-six pages denses et drues publiée dans Rigiru vit d’un langage souvent sombre et mystérieux, incantatoire et recherché, sans affectation mais quelque peu opaque pour un lecteur peu au fait des mécanismes du changement linguistique intervenu en Corse au cours des dernières décennies. Ce vocabulaire est conforme au terroir évoqué. Dans cette vallée montagneuse où la lumière du soleil ne parvient qu’indirectement, où «la nature se venge de l’homme», « lorsque le soleil se couche, nous ne sommes plus maîtres de ce monde », mais la culture héritée permet à l’homme de résister et de trouver les permanences indispensables au combat pour la vie. Dans Una spasimata qui a constitué un événement à l’échelle d’une communauté insulaire impatiente de se doter de tous les attributs de sa majorité littéraire, la fiction est rythmée de subtiles variations sociolinguistiques qui coïncident avec l’itinéraire moral du jeune héros, sans toutefois céder à la tentation du réalisme langagier. Andria est confronté dans l’univers urbain au métissage des existences et des expériences. Il rencontre des profils culturels rassurants ou édifiants mais découvre également le vice le plus vil sous les visages de stéréotypes débonnaires. L’univers littéraire de Coti se soutient par les contrastes qui positionnent les personnages les uns par rapport aux autres. Cette construction antithétique se retrouve dans son théâtre. L’identité culturelle de la Corse y est incarnée dans des vertus et des valeurs qui provoquent le commentaire laudatif de l’auteur et son irruption dans la narration. Quant aux vices et aux dénis d’humanité qui combattent cette heureuse influence dans la culture, Coti les personnifie dans des portraits condamnables mais littérairement fascinants. Il a beau alors jeter l’anathème et réprouver ces comportements et ces attitudes. Ils attirent irrésistiblement notre intérêt de lecteur.
Des cadets ?
On prétend généralement qu’il y a filiation directe entre ce groupe d’écrivains et leurs cadets, ceux qui viennent à l’écriture littéraire corsophone à partir de la fin de la décennie 1970 et des années 1980. La continuité est certes réelle, mais les différences sont tout aussi notables. Il y a d’abord le sentiment d’une nécessaire rupture avec les aînés, chez ces jeunes qui en 1980 ont, selon l’expression de F.Ettori, à peine quitté les bancs du lycée. Le groupe qui anime le journal universitaire Cismonte a exprimé une critique qui aurait pu être plus bénéfique si elle avait su se dire dans une production nourrie et dans un corps théorique résolu. Le terme dont elle fait alors son nom de baptême, « a leva di l’ottanta », apparaît dans ces conditions plus comme un désir de distanciation que comme un programme inaugural d’action.
La différence majeure est sans doute dans le degré d’investissement vis-à-vis du corse. Alors que pour leurs aînés cette expression ne se confond pas, au moins au début, avec les perspectives professionnelles, ces jeunes gens sont pour la plupart étudiants en langue et culture corses. Sans doute seront-ils moins disponibles pour l’écriture littéraire que pour les exercices et devoirs et pour la préparation aux concours de l’enseignement et du CAPES de corse à partir de 1991. Aucune étude n’a été tentée à ce jour pour qualifier les attentes, les représentations et la culture spécifique de cette génération, mais il y a fort à penser que les phénomènes psycho-sociaux qui incitent des jeunes gens à envisager leur avenir individuel et professionnel à travers la langue minorée et, durant des années, dans un contexte très défavorable et hautement conflictuel, manifeste une rupture importante dans les attitudes linguistiques générales de la communauté. Un nombre important de mémoires et de travaux universitaires qui concourent à l’édification d’une pensée critique en langue corse sont conservés dans la bibliothèque du Palazzu Naziunale de l’Université de Corse. Ils portent la trace de cet effort pour doter le corse de compétences nouvelles d’expression et d’intellection du réel. L’analyse d’ensemble de ces textes permettra d’indiquer quels ont été les choix linguistiques, mais également conceptuels d’une génération trop souvent assimilée à l’agitation idéologique de la société insulaire.
Du point de vue de l’identité individuelle et de son affirmation progressive, on peut conjecturer que l’investissement dans l’expression en langue minorée ne représente pas le même caractère que dans la génération précédente conditionnée par une diglossie ambiante plus marquée.
Aussi doit-on tenir compte de ces déterminations générales et de leurs conséquences sur les itinéraires individuels lorsqu’il s’agit d’évaluer une production littéraire globale. Une description littéraire historique portant sur les deux dernières décennies fera donc sa part à l’hypothèse des changements qualitatifs majeurs intervenus dans la force et l’affirmation de la loyauté linguistique d’une part, dans l’expression littéraire d’autre part.
Le plus fécond des jeunes prosateurs de la fin de la décennie 1970-1980 est Ghjuvanluigi Moracchini. Son premier texte dans Kyrn (« U Cipressu », février 1977) fit grande impression. Originaire de Vintisari, il n’a pas dix-huit ans lorsqu’il publie ce récit fantastique, noir et farouche. Moracchini collaborera très régulièrement à Kyrn jusqu’en novembre 1981. Quatre années durant lesquelles une inspiration à la fois très personnelle et très populaire tirera le meilleur parti des croyances du Fiumorbu que le jeune homme connaît bien et où il veut lire toute la misère et la cruauté de l’Homme avili par le malheur. Il campe des personnages contemporains, terrassés par la vie et le commerce avec les autres, perdus dans l’anonymat de vies sans perspective ni chaleur. Sur ces silhouettes abandonnées à la désespérance des modernes pèse une obscure fatalité. Une lourde culpabilité s’abat sur les vivants : d’un texte à l’autre le lecteur se persuade que la faute n’est peut-être que la vie elle-même. Les rituels et les signes anciens qui traversent ces existences d’une banalité où se love l’absurde ouvrent pourtant sur la mémoire communautaire. Mais généralement ce n’est pas pour y trouver le moindre recours. On s’y découvre au contraire menacé par un maquis inextricable de maléfices. Le fonds magico-religieux lourd et menaçant de la Corse traditionnelle prend alors la dimension d’un tragique envoûtant. La transmission des héritages se fait par l’angoisse et la peur. Moracchini a incontestablement marqué dans cette époque où l’expression littéraire a retravaillé les figures et les croyances issues d’une tradition populaire occultée -et récemment redécouverte par les Corses- qui la dote confusément d’une valeur symbolique nouvelle. On sait comment la figure du mazzeru par exemple s’est élargie jusqu’à représenter l’Homme corse, révolté contre les forces de l’aliénation et habité par une contradiction essentielle : l’obligation ontologique de la lutte et la conscience aiguë des limites et peut-être de l’inefficacité de sa révolte.
Moracchini a tiré le meilleur parti littéraire de la compétence culturelle acquise dans le milieu familial, prolongée par sa curiosité, les lectures et l’étude et la pratique intense d’écriture. Cette sensibilité d’équilibre entre l’empreinte traditionnelle et les leçons de la modernité a fait le choix d’une expression sobre et dense. Les pages que le jeune homme avait ainsi écrites portaient de belles promesses, mais une production qui aurait pu donner une œuvre s’est brusquement interrompue. Les études entreprises pour une carrière qui l’a conduit à la direction actuelle de l’IUFM de Corse sont sans doute à l’origine de ce silence. Quelques longues nouvelles inédites et un texte remarqué au concours « Misteri da impennà » de RCFM font regretter ce silence. Parmi les prosateurs corses contemporains, Moracchini est probablement celui qui a su se saisir de l’expression la mieux adaptée à son envie d’écrire, sans différer le passage à l’acte, toujours difficile dans une communauté où l’empire du purisme contraint le désir. Il s’est doté d’une écriture neutre et forte avec laquelle il décrit la désacralisation des valeurs. La culture corse, présente en arrière-plan d’une douleur et d’un spleen profonds confère à ces écrits de jeunesse la valeur d’un témoignage individuel et d’un document sur la conscience d’une génération.
Durant toute la cette période qui couvre les années 1975-1985, ces textes sont en général considérés comme les substituts d’un improbable roman corse. Ce genre de la prose habite en effet majoritairement l’imaginaire et le discours de l’aile culturelle du mouvement revendicatif. Il apparaît comme le couronnement de l’expression minorée en lutte pour sa reconnaissance. Quoi qu’il en soit de son empan symbolique, le roman corse est moins rare qu’au cours des cinquante années qui précèdent cette période. Il n’est plus, comme on l’a vu plus haut, la seule consécration pour la prose écrite. Il n’est pas non plus considéré comme le sacrifice d’un écrivain attaché au devoir d’illustration de la langue, mais conscient de l’extrême confidentialité de la diffusion de son oeuvre. On constate en effet qu’en treize ans l’édition corse a publié quatre fois plus de romans qu’au cours des trente-trois ans (1930-1963) qui séparent les deux romans de Dalzeto en langue corse, seules productions du genre. U Cimiteriu di l’elefanti (1984) l’unique roman de M.Poli inaugure la période du renouveau du roman corse. Le livre est salué comme un événement culturel. Les commentaires des journaux y voient la performance collective d’un peuple en quête d’historicité et de reconnaissance: le sujet (l’attachement à la terre d’un peuple spolié par une mise en valeur faite au profit des « pieds noirs ») est pour beaucoup dans le succès populaire du roman qui réfère à une période assimilée à l’histoire même de la revendication corse. Dans cette période sont aussi publiés Una Spasimata (1985) de R.Coti dont il a été question plus haut. Ed’eo mi sentu chjamà (1994) et Ghjulia de Benedetta Vidal-Mattei exploitent avec succès une veine mémorialiste bien connue. L’histoire est ici surtout prétexte à peindre des tableaux ruraux et des portraits édifiants ; les récits font plutôt penser à la tradition des « ricordi » qu’à la projection de l’inspiration sur l’invention du roman corse. La référence aux déportations pénitentiaires était porteuse de ressources dans I disgraziati de Lisandru Marcellesi. Le livre nous offre de très belles pages lyriques sur cette partie de la mémoire collective. Le ton est celui de la chronique, mais au fil de cette cinquantaine de pages s’échafaude ce qui aurait pu être la scène d’un roman âpre, tendre et puissant.
Si le roman n’apparaît plus comme la seule voie pour l’édification d’une littérature corse majeure, il reste une référence obligée malgré les balbutiements d’une réflexion sur la pertinence insulaire du genre. G.Thiers tente de parler de « récit » à propos de sa Funtana d’Altea (1990), avant de publier comme « roman corse » A Barca di a Madonna (1996). François-Xavier Renucci voit dans ces deux textes une tentative qu’il rapproche des expériences du roman créole sur la problématique de la mémoire : « Le souvenir du passé et la prise en compte de ses conséquences sur le présent structurent chacun des deux romans. Cependant (...) le passé n’apparaît pas comme un objet fini, complet, transmis sans problème entre les générations et traversant sans altération les âges (...). De la découverte du passé, plus ou moins reconstruit, dépend la vie des personnages imaginés par Ghjacumu Thiers. C’est pourquoi le terme de reviviscence convient ici pour désigner l’enjeu de la prise de parole de Brancaziu et de Maria Laura. De la véracité et de l’efficacité de leurs discours dépend la valeur de leur vie et de leur histoire. La dialectique entre le passé et le présent apparaît donc comme une obsession vitale et aussi comme une passion régressive voire mortifère. Ces personnages « sacrifiés » sont cependant porteurs de valeurs positives. (...). Ghjacumu Thiers prend acte du fait que la Corse a vécu depuis deux cents ans une histoire collective difficile conduisant à des problèmes identitaires. C’est pourquoi il construit des personnages dont la parole est emblématique de la communauté qu’elle décrit. Du travail de ressassement et de désenfouissage de la mémoire collective qu’opèrent Brancaziu et Maria Laura sortent des textes hirsutes, contradictoires et déroutants. C’est pourquoi la qualité de roman leur convient parfaitement. Défini comme le lieu du possible, le roman est un genre qui accepte toutes les métamorphoses requises par le sujet réel qui l’occupe. Ghjacumu Thiers construit ses récits dans le but évident de troubler, de faire douter le lecteur. Petite communauté oscillant entre nation et bidépartementalisation, la Corse trouve dans ces deux textes fictionnels une réalisation qui pose des questions au lecteur. Pourquoi la mémoire collective est-elle si difficile ? Comment la reconstruire ? Comment en faire une force qui ne soit pas sclérosante ? Que faire de notre présent ? Les trajectoires mythiques des personnages de ces deux romans ouvrent selon lui des perspectives chronologiques et spatiales qui placent la Corse, le temps de la fiction, dans une histoire propre revisitée et un contexte méditerranéen et européen à la fois ouvert et conflictuel.
L’acelli di u Sarriseiu (1997) de Santu Casta est un roman historique magistral, puissant et subtil. Comme pour U Vangonu neru de Coti, le choix d’un registre exigeant de langue correspond au climat romanesque. En concentrant son attention sur la syntaxe, Casta met bout à bout des tournures que la pratique colloquiale présente de manière moins condensée. Il crée ainsi des effets stylistiques figurant une atmosphère archaïque. Cette recherche a pu décourager un lectorat par ailleurs toujours rebuté par les textes longs, mais c’est surtout l’absence de politique de diffusion des œuvres qui est en cause. Il n’en reste pas moins que le roman est une réussite magistrale au plan des contenus comme au niveau formel. Sur un épisode médiéval de la mémoire collective, au point des premières chroniques de l’Histoire corse, où confluent histoire et mythe s’origine alors un roman à l’arrière-plan épique. Le fantastique y joue un rôle d’actant dont les figures du folklore magique insulaire sont l’hypostase. C’est sans doute cette intervention qui infléchit l’orientation narrative vers une sorte de temps cyclique où la vision d’histoire se noie dans un fatalisme pesant. Cette atmosphère lourde et privée d’horizon envahit aussi l’horizon d’attente d’une lecture qui renvoie sans cesse au présent de la Corse. Aussi l’effort qui pousse Casta à mettre en oeuvre une volonté d’élucidation caractéristique du roman d’analyse contemporain conduit-il à un constat voisin du fatalisme. Les trahisons et les luttes fratricides du passé ont leurs échos pathétiques dans une actualité lourde de menaces. Les pratiques divinatoires et les présages lus dans le vol de ces oiseaux funestes confirment un destin tragique que le roman souligne comme un avertissement ultime adressé au peuple corse.
Le roman corse est donc probablement prêt à s’enrichir pour peu que les conditions glottopolitiques ambiantes soient plus favorables à l’expression et à la lecture en langue corse. Il n’est plus cependant considéré comme l’attribut indispensable pour l’accession à la dignité littéraire de la prose. Cet état de choses dénote un affranchissement important des dogmes et stéréotypes qui ont longtemps pesé sur la conscience culturelle des Corses.
La nouvelle radiophonique et l’émergence d’une prose nouvelle
Parmi les secteurs déterminants pour l’ausbau d’une langue la standardologie comparée a indiqué la presse et avec la révolution médiatique, la radio et la télévision. En Corse, la première organisation de médias régionaux de service public de 1982 à 1984 a stimulé de manière puissante les genres de la prose corse. Après des débuts très dynamiques l’influence de la télévision régionale a rapidement chuté car dans cette période d’affrontement entre le pouvoir central et la revendication corse, le contrôle de la puissance télévisuelle est apparue comme un enjeu primordial. Les choses se sont aujourd’hui normalisées bien que l’on ait le sentiment que tout ne soit pas fait de ce qui serait possible si la télévision régionale de service public exploitait les moyens que lui accorde la réglementation en vigueur. La fraction corsophone des programmes fait apparaître des productions régulières de qualité et prisées du public, avec des émissions de la série Da quì et Ghjente, mais également une utilisation pédagogique et comique des ressources du corse, même si ces séquences donnent l’impression de ne pas s’insérer dans un programme et une intention toujours bien dessinés. Quant à l’information télévisée, la station a fait le choix d’une rédaction aux moyens étriqués pour un « 6 minutes » énervé, tributaire de choix linguistiques pour le moins déroutants : une tentative à laquelle il faut souhaiter un avenir plus éclatant.
Quant à « Radio Corsica Frequenza Mora » (RCFM), station régionale de Radio-France, elle a très rapidement conquis la plus grande part de l’écoute insulaire. La corsophonie qui s’y développe se fonde sur des choix réalistes : le corse qu’on y parle est généralement proche des usages linguistiques réels. De ce fait RCFM est un véritable observatoire d’une parole corse qui reste encore à analyser complètement à partir de cette base. Là encore on constate un certain fléchissement de l’intérêt pour la rédaction corsophone, après des années de production d’un langage journalistique vivant et de créativité intéressante, gâtée par des compétences linguistiques qui ne font pas l’objet d’un programme de perfectionnement.
Cette impréparation des médias à assumer complètement une corsophonie efficace est la marque d’une société dont la politique linguistique globale n’est pas à la hauteur de ce qui est désiré et annoncé par la collectivité.
Quoi qu’il en soit de cette question générale, la prose d’expression corse a immédiatement trouvé dans RCFM un tremplin important pour son expansion et ses progrès. Le phénomène est lié tant à la popularité de l’homo vox qu’à la forte personnalité d’un des pionniers des émissions radiophoniques en langue corse. Petru Mari, aujourd’hui journaliste à la station, est aussi le principal instigateur d’une émission hebdomadaire créée dans le cadre et l’esprit d’INTERREG, Mediterradio qui réunit, pour l’édification d’un territoire radiophonique transfrontalier et méditerranéen, les stations de RCFM, Radio Flash en Toscane et Radio Press en Sardaigne. Mari, originaire d’une région de l’intérieur où il a longtemps été animateur d’un foyer rural, a réalisé dès ses débuts à la radio de nombreux interviews et carrefours dont l’expression était majoritairement en langue corse. Mari a étoffé cette expression en sollicitant sa propre créativité, écrivant puis interprétant au jour le jour fole, stalvatoghji, chroniques et billets satiriques ou cocasses. Il intégra également la traduction systématique de textes de cette nature pour enrichir son stock et faire face au rythme quotidien des émissions. Les textes qu’il produit alors sont tous d’une facture qui rappelle ou utilise explicitement les schèmes de l’oralité traditionnelle, mais aussi les ressources d’un langage radiophonique moderne, marqué par un rythme et une alacrité actuellement de mise sur toutes les grilles des programmes radio. Les papiers de Mari sont dans cette période bien faits pour s’attirer une grande popularité dont profite l’image de la langue et susciter un intérêt nouveau pour des formes littéraires à inventer sur le territoire radiophonique qui met en circulation l’image d’une communauté linguistique et culturelle unie dans sa diversité interne et dotée d’une vitalité nouvelle, la parole médiatique. Deux recueils de proses seront le fruit de cette expérience: Scritti d’altrò (1986) adaptés de J.Steinbeck, I.Calvino et W.Allen et, retravaillés et enrichis longtemps après leur diffusion à l’antenne, les observations critiques sur la Corse d’un Diodoru di Sicilia (1995) malicieux, cynique ou déconcertant.
Dans le domaine de la nouvelle littéraire, l’influence de Mari sur l’essor de ce genre a été déterminante. Son action individuelle est à l’origine d’un mouvement inauguré il y a plus de dix ans et qui s’est généralisé aujourd’hui. Il est en effet l’artisan et le maître d’oeuvre du concours de nouvelles radiophoniques organisé en 1988 par RCFM et les principaux médias de Corse. La première et deuxième éditions, thématiques ont eu un grand succès auprès du public. Les journaux en ont suivi les différentes phases et publié des échos, puis des extraits significatifs. L’édition des textes primés a ensuite amplifié le mouvement: Misteri da impennà (1989) et Rise da impennà (1990) ont prolongé la première impression, mais l’adaptation radiophonique n’a pas couronné l’opération du succès escompté. Les organisateurs n’ont pas soutenu de leur enthousiasme la troisième édition intitulée « Tuttu da impennà » et dès que Mari, devenu journaliste, n’a plus été en charge de cette action, RCFM n’a plus soutenu l’entreprise avec les efforts et la confiance indispensables lorsqu’il s’agit du soutien à la langue minorée.
Privé d’une politique d’équipement linguistique adaptée et d’incitations résolues à la création et à la diffusion, l’effort pour le développement de la prose devait rester longtemps encore marqué par la discontinuité, la précarité et pour tout dire l’inefficacité. Ce sont des caractères qui affectent encore cette question et relativisent la portée des quelques résultats enregistrés depuis. Toujours est-il que, même dans ce contexte peu favorable, la prose littéraire a pu engager une dynamique où les difficultés réelles n’ont pas empêché la création ni tari la source, la question de la diffusion restant encore pendante aujourd’hui, à peu près dans les mêmes termes que tout au long des vingt-cinq dernières années.
« La Méditerranée à bord de la littérature »
Ce titre est emprunté à une conférence donnée à Corte en 1998 par Costanza Ferrini, par ailleurs auteure d’un recueil de « dialoghi con i scrittori d’oggi »14. Il est significatif du chemin parcouru depuis que le Centre Culturel Universitaire (CCU) et la BU de l’Université de Corse ont repris l’initiative du concours de nouvelles en langue corse abandonné par RCFM. L’itinéraire qui conduit ainsi à unir de plus en plus étroitement la promotion de la langue corse et les échanges méditerranéens est associé depuis plusieurs années à l’idée même de littérature insulaire. Cette option est celle du groupe qui travaille à partir de l’Université de Corse et de la revue littéraire Bonanova. Les années du programme INTERREG II ont vu se préciser et se renforcer ces choix
Les premières réalisations ont commencé avec la collection L’Ammaniti lancée par le CCU et dont le premier numéro est encore une anthologie poétique consacrée à l’écriture féminine Parulle di donne (1993). L’initiative, de visée patrimoniale, entend mettre à la disposition de tous des textes épuisés, rares ou d’accès difficile. Elle a produit plusieurs titres et est aujourd’hui gérée par un groupe partenarial animé par le Centre Régional de Documentation Pédagogique de la Corse (CRDP). Filidatu è Filimonda de S.Dalzeto, Ricordi de Ignaziu Colombani, Pruverbii di Corsica de Jean et Robert Colonna d’Istria, Canzone di ciò chi passa de G.G.Franchi, Cavallaria paisana de Natale Rocchiccioli, A Civittola de Petru Vattelapesca sont les rééditions de livres ou la mise à disposition d’un public qui est le principal destinataire de l’entreprise. A signaler aussi Prosa sculare qui est le premier recueil de textes élaborés à l’école et qui ont fait l’objet du concours organisé en 1998 par le CCU dans les écoles de l’île.
Le récit et la nouvelle côtoient d’autres genres dans cette collection mais la prose fait l’objet d’un effort spécifique qui se poursuit depuis 1995. Cette année-là voit la publication des textes laissés inédits par le dernier concours de nouvelles littéraires interrompu par RCFM. Ci sò, (1995) rassemble douze nouvelles dues à des plumes connues comme Michele Poli, Santu Casta, Patrizia Gattaceca, Pasquale Ottavi, Petru Mari, Ghjuvanghjacumu Albertini, Lisandru Marcellesi, Leone Alessandri et Antone Filippi. Petru Franconi y figure pour une légende et Anghjulu Canarelli pour une méditation lyrique sur la vie comme elle va. La composition la plus novatrice du recueil est celle de Lucia Giammari qui imagine les paroles adressées par une fille à son père mort, au moment où s’accomplit le rituel social des visites de deuil. La fiction sert de prétexte à une foule de remarques tantôt cocasses, tantôt sarcastiques et mordantes sur les travers et l’hypocrisie d’une communauté qui feint l’affliction mais vit de ressentiment, d’envies, de jalousies mesquines, de pensées et de pulsions inavouables portées au grand jour par l’écriture littéraire.
Le concours est par la suite régulièrement organisé par le CCU et donne lieu à la publication des textes primés. Ainsi se déroule en Corse même l’édition 1995 qui se conclut par la publication de Avviate (1996). Dix-sept textes sont publiés cette année-là parmi lesquels ont retrouve des signatures déjà bien connues mais également de nouveaux venus à l’écriture en prose : Stella Medori, docteur en linguistique et professeur LCC détachée à l’Université, Paulu Santu Parigi, professeur certifié LCC, poète improvisateur de « chjama è rispondi », auteur d’un recueil intitulé Paghjella. Sonia Moretti est la plus jeune de ce groupe : aujourd’hui professeur certifié LCC de collège elle est, comme Stella Medori, étudiante en études corses cette année-là. Hormis ces écritures toutes récentes, Avviate réunit aussi d’autres auteurs connus que l’éclipse de Rigiru depuis 1990 a privés d’un organe d’expression.
Ce concours de nouvelles radiophoniques est devenu Biennale de proses littéraires à partir de 1997. Il a donné lieu à deux éditions.
La première (1996-1997) a permis un dialogue Corse-Sardaigne et l’édition des dix textes primés en version quadrilingue : corse, français, italien, sarde. Ce recueil intitulé Vicini (1997) vaut assurément autant par son intention que par son contenu intrinsèque. Faire dialoguer des expressions longtemps éloignées malgré leur proximité géographique et culturelle, proposer une confrontation de langues en allégeant le poids des conflits historiques qu’elles portent pour les communautés concernées sont des bénéfices importants pour l’opération qui a été ainsi menée à bien. Ce que nous enseigne l’harmonisation des travaux des jurys et des opérations d’inter-traduction de ces textes promet un intérêt grandissant à ce type d’initiatives qui entraînent la constitution de collectifs de traducteurs dans la pratique desquels langues et cultures voisines apprennent à se répondre. Naturellement d’un strict point de vue qualitatif, ces opérations ne peuvent immédiatement procurer à l’initiative les résultats qu’elle en attend, c’est-à-dire la constitution d’un imaginaire et d’un paysage littéraire commun.
A en juger par les contenus thématiques et les représentations des identités culturelles respectives que ces textes offrent à la lecture, deux remarques s’imposent. La première conclut à la juxtaposition de deux entreprises parallèles, les deux situations littéraires s’alimentant séparément de leurs traditions et des fonctionnements inhérents à chacune des expressions concernées. Les référents culturels sollicités dans ces compositions renvoient à des littératures que l’on peut qualifier de patrimoniales et qui célèbrent ce que chacune a ou croit avoir de singulier. La seconde indique la bande où se recoupent réellement les inspirations: le lecteur entend alors se répercuter l’écho de la condition de ces littératures qui sont diglossiques avant d’être méditerranéennes. Ce dernier caractère assigne à la recherche et à l’action littéraires le devoir de doter ces écritures de nouveaux territoires, comme les politiques menées en faveur de la promotion des langues doivent viser à munir de nouvelles fonctions les idiomes hier dominés. Or certains des textes figurant dans le recueil manifestent effectivement l’ouverture et les renouvellements thématiques souhaités, avec des stratégies et des préoccupations stylistiques en rupture avec les réflexes bien connus des analystes de la diglossie. Les promoteurs de l’initiative Biennale ont donc eu à cœur de promouvoir et d’élargir la voie empruntée par ces écritures novatrices.
La deuxième Biennale de proses littéraires (1998-1999) s’est inscrite dans la logique de l’élargissement des perspectives et des territoires littéraires. Elle a rencontré le projet de fédération des Iles de la Méditerranée Occidentale (IMEDOC) en impliquant l’Association des Jeunes Ecrivains de langue catalane des Iles Baléares pour l’organisation du concours mené désormais dans les trois situations insulaires (Baléares, Corse, Sardaigne). L’entreprise a abouti en 1999 à la publication des seize textes primés Scunfini, présentés uniquement dans la version linguistique originale.
L’initiative venant de Corse, c’est indubitablement l’écriture d’ici qui tire le meilleur profit de l’expérience de coopération, les deux autres situations insulaires manifestant une stabilité qualitative, d’après nos correspondants des Baléares et de Sardaigne. L’impression d’ensemble est que la collaboration inaugurée avec ces expériences n’a pas encore produit de contacts assez réguliers et intenses pour que l’on puisse parler d’une prose littéraire des îles de Méditerranée. Pourtant cette perspective existe désormais et elle fait son chemin dans les imaginaires. Rapporté à chacune des situations jusqu’ici exclusivement marquées par les effets du conflit des langues et les fonctionnements propres aux littératures minorées, cet horizon d’attente est propice à l’ouverture de nouvelles voies littéraires.
La thématique de l’isolement insulaire n’est plus traitée, comme souvent par le passé, sur le mode de la complaisance résignée. Par l’ironie et/ou l’écriture au scalpel, une critique de bon aloi commence à s’exercer contre les rhétoriques des idéologies dévoreuses d’identités. L’inspiration des écrivains des îles trouve un champ plus large et se voit ainsi, au moins virtuellement, débarrassée des complexes et des réflexes liés à la minoration.
Le public averti semble valider cette affirmation d’ouverture insulaire et méditerranéenne. A chaque édition de la Biennale, le jury corse enregistre les textes d’une quarantaine de concurrents dont un tiers environ participent moins pour remporter l’un des prix que pour manifester leur soutien à l’initiative. Dans les deux autres situations insulaires la curiosité grandit et des textes, manuscrits ou édités parviennent régulièrement au CCU qui a ouvert un serveur de textes littéraires InterRomania alimenté et animé par un réseau international de correspondants. Le recours aux nouveaux langages rompt incontestablement avec certaines des pesanteurs de la diglossie et devient une composante importante de l’espace qui s’ouvre à nos littératures de Méditerranée. Le poids des dogmes et des conventions littéraires se fait moins lourd et les canons génériques n’exercent plus le même empire que par le passé. L’extrême exiguïté du lectorat en langue minorée n’est plus alléguée comme la raison principale des silences de l’écrivain. La disponibilité d’un genre ductile aux contenus variés, la nouvelle, semble dynamiser la prose corse d’aujourd’hui.
Les écrivains corses d’aujourd’hui semblent en général conférer à ce genre une fonction toute particulière dans l’effort actuel de la prose corse. A défaut de programmes explicitement développés sur ce sujet, cette tendance se perçoit dans le projet des éditions Albiana qui ont rassemblé poètes et prosateurs d’aujourd’hui en deux petits volumes : huit poètes pour D’Oghje sì... d’odiu nò (1997) et dix-huit nouvellistes dans A Prosa faci prò (1997).
Parmi ces auteurs, Dumenica Verdoni, rédactrice en chef de Bonanova. Elle coordonne les travaux de la revue et signe des éditoriaux denses et pertinents, dont la réflexion critique assigne des voies très nouvelles pour des littératures que l’on croyait minoritaires et qui n’étaient en fait que minorées. Elle veille également sur la galerie que la revue ouvre aux œuvres d’un plasticien dont elle reproduit une sélection à chacun de ses numéros. L’équipe du CCU qui organise la vie esthétique et littéraire de Bonanova, a dessiné deux perspectives qui confirment le double enracinement de l’expression littéraire de Corse. La première entend développer la création et la critique en langue corse en sollicitant les auteurs qui paraissent les plus porteurs d’innovation en matière d’écriture littéraire et de réflexion sur la littérature. La part documentaire, très délicate à assurer du fait de l’absence de ressources spécifiques, est le complément indispensable de cette première direction de travail. La seconde orientation vise la coopération et l’échange entre les littératures de la Méditerranée : la rubrique Scunfini offre ainsi la possibilité de renforcer et d’enrichir le courant entretenu par la Biennale de proses littéraires et la vie du site InterRomania.
La revue signale aussi l’essor continu de la littérature corse identifié avec l’apparition de nouveaux auteurs sur le « marché » de l’écriture et de la lecture. Parmi les noms que l’on pourrait citer ici, j’avancerai deux expériences significatives et porteuses d’avenir. Elles sont apparues durant la période de validité d’INTERREG et, naturellement, en contact étroit avec les orientations et l’esprit du programme tel que défini ci-dessus sur son volet littéraire.
Paulu Desanti, professeur certifié de lettres modernes et de langue et littérature corses est chargé de cours à l’Université de Corse. Il est l’auteur de plusieurs textes très savoureux, qui témoignent d’un souci permanent du patrimoine linguistique, avec une prédilection manifeste pour la forme que ce dernier présente dans les formes de son terroir d’origine, le Cruzini. Cet attachement n’impose pourtant à son écriture aucune des limites caractéristiques de l’écriture littérature dialectale. Il s’accompagne au contraire d’une culture intellectuelle et littéraire assez large et éclectique pour donner à une expression en langue minorée une portée ouvrant sur un espace et un projet modernes et universels. Desanti joue de surcroît sur tous les registres de la distanciation littéraire, mais privilégie une ironie salutaire exercée sur les rhétoriques du patriotisme et de l’exaltation identitaire. Sa critique porte généralement sur les dogmes et les idées reçues dont il accentue les ridicules en les illustrant par des contextes cocasses et/ou surprenants. Témoin cette nouvelle du recueil Vicini où sont relatées les mésaventures en cascade d’un quidam qui a eu l’imprudence d’esquisser un sourire lors d’une commémoration nationale, alors que la loi l’interdit formellement aux citoyens dans de telles circonstances. Ou cette autre de Scunfini dont la tension dramatique spécule malicieusement sur l’hypothèse d’une origine corse de Dante. Desanti soumet régulièrement ses nouvelles à Bonanova et a entamé en 1999, avec Sciaccati à Shakespeare, une œuvre d’auteur dramatique originale et prometteuse.
Bonanova publie aussi régulièrement l’un de ses rédacteurs. Romaniste et professeur certifié de langue et culture corses, Ghjuvammaria Comiti est docteur en sociolinguistique et auteur de plusieurs ouvrages qui décrivent la langue et son usage dialectal et social, mais aussi les représentations liées aux langues et au sentiment d’identité. Aujourd’hui maître de conférences à l’IUFM de la Corse, il a en charge la formation des maîtres en langue et culture corses. Ses options pédagogiques et didactiques sont celles d’une attitude qui privilégie l’autogestion langagière et la position polynomiste en matière de langue corse. Ces positions théoriques ont leur influence sur le style et les ressources linguistiques mises en œuvre par cet auteur qui publie son premier texte à quarante ans. Or Comiti est devenu en deux ans le meilleur représentant de la nouvelle corse. Sa première nouvelle, publiée dans A Prosa faci prò et dont l’intrigue se situe entre Corse et Sardaigne, Bunifaziu et Santa Teresa di Gallura, s’appuie sur son expérience biographique autant que sur sa parfaite connaissance des deux terroirs linguistiques et culturels. Elle apporte la confirmation littéraire de la circulation traditionnelle entre les deux îles et les deux cultures voisines dont le programme INTERREG entend confirmer et amplifier le dialogue. Elle a donné son titre au recueil Da una sponda à l’altra (1998) où Comiti a proposé sept récits en version originale et traductions italienne et française. Par son référent identitaire précis et nommément désigné, ce texte se distingue pourtant des six autres du recueil et de ceux que depuis 1998 Bonanova a publiés. Hormis ce récit inaugural qui palpite de son arrière-plan culturel et d’un questionnement identitaire proche des débats ordinaires de la conscience culturelle des Corses et/ou des Sardes, les nouvelles de Comiti s’imposent à l’attention de la critique par une construction où tous les éléments concourent à tendre l’arc du dramatique. Des silhouettes croquées en deux ou trois notations choisies, des comportements mécaniques mais vraisemblables animent des profils psychologiques suggérés avec sobriété mais pertinence. Les moyens linguistiques et les effets stylistiques sont eux aussi subordonnés avec exactitude à l’intention narrative. Une grande maîtrise du genre donc, pour des fictions établies entre réel et fantastique qui, une fois détendus les ressorts du dramatique, instaurent un système axiologique où sont brusquement démonétisées les valeurs considérées d’ordinaire comme celles de la civilisation. Dans un climat d’évidence contraignante obtenu par la logique formelle des éléments narratifs, s’impose une logique de rapports sociaux ou interpersonnels régis par la perversité et/ou la cruauté donnés pour la règle et la normalité.
Ces textes, très enracinés dans la réalité contemporaine, ne permettent ni l’évasion complète hors du référent insulaire ni l’enfermement dans la seule problématique de l’île.
Ces deux œuvres me paraissent très représentatives des tendances par lesquelles les prosateurs modernes répondent aux sollicitations que la situation insulaire adresse à l’expression littéraire en langue corse.
Elles nous indiquent deux voies que l’inspiration corse élargira probablement dans les années à venir. Malgré leurs différences, elles s’originent dans une même attitude, animée d’une contradiction consciente et féconde : l’amour et la distanciation vis-à-vis du patrimoine, la connivence et la critique face aux nécessités d’une expression liée à la nationalité corse. Avec d’autres plumes plus jeunes elles laissent entrevoir la possibilité d’une création littéraire reliée, quelle qu’en soit la traduction, à la thématique complexe des identités culturelles de Méditerranée et de leurs rapports. Certes, rien n’est assuré dans cet ordre d’idées où les prévisions, voire le désir de l’analyste ne peuvent établir des certitudes sur des œuvres que la bibliothèque de nos littératures insulaires n’a pas encore pu accueillir. Il semble tout à fait probable, en revanche, que si l’élaboration littéraire se poursuit, la critique ne pourra que signaler demain les heureux effets des programmes de coopération transfrontalière.
Pour être méditerranéenne au sens où la modernité nous invite à comprendre le terme, notre bibliothèque devra enregistrer les modifications profondes intervenues au cours des dernières décennies dans la perception des relations entre le local et l’international. On sait que les formes de cette relation sont apparues progressivement et qu’elles ont révélé une complexité et des ambiguïtés insoupçonnables jusqu’à leur matérialisation effective. Celles-ci ont en particulier assoupli le rapport de subordination des espaces culturels internes aux territoires étatiques. Les communications transfrontalières ont établi que le franchissement d’une frontière ne peut plus se concevoir comme un déplacement de l’identité vers l’altérité, mais représente l’irruption de cette dernière dans le territoire des certitudes patrimoniales et nationales, jusqu’à faire apparaître comme plus prégnante l’idée de transversalité. Dès lors c’est cet emboîtement d’identités complexes, à la fois différentes et complémentaires, que l’expression littéraire a et aura à dire et à approfondir. Je crois que nos auteurs en ont eu intuitivement la perception et que leur pratique de l’écriture, dans un espace culturel renouvelé par la communication transfrontalière, les rend de plus en plus à même d’en réaliser le projet.
Notes
1 : Ma première expérience de collaboration transfrontalière avec la Sardaigne en matière littéraire est de 1980. J’ai traduit le drame de Leonardo SOLE, Pedru Zara. La pièce en langue corse a été créée en 1981 à Bastia avec la troupe de Scola Aperta et le groupe I Chjami Aghjalesi.
La collaboration scientifique a débuté l’année suivante et en 1983 les Sessione Universitarie d’Estate que j’ai dirigées (18-30 juillet 1983) accueillaient deux conférenciers sur le thème des rapports entre nos situations: « Les accords transfrontaliers » par Giuseppe AZZENA, professeur de droit public (Université de Pise) ; « La situation sociolinguistique de la Sardaigne » par Leonardo Sole, professeur de linguistique à l’Université de Sassari. Depuis cette date les rapports sont réguliers avec l’Université de Sassari (Leonard SOLE et Niccola TANDA dans le domaine des sciences du langage et de la littérature (cf. Sessione Universitarie d’Estate (18-30 juillet 1983),
2 : A noter le programme ODISSEA, présenté conjointement par le CCU de l’Université de Corse et le Teatro Sperimentale Universitario de l’Université de Sassari.
Plusieurs raisons militent pour l’élaboration d’un projet d’échanges et de coopération Corse-Sardaigne-Sicile dans le domaine de la dramaturgie et du théâtre. Des échanges réguliers opérés depuis une quinzaine d’années entre les Universités de Sardaigne et de Corse, la réalisation de divers projets dans le cadre du programme INTERREG I, l’existence de nombreuses initiatives culturelles corso-sardes, le programme de recherche « Etude comparée des théâtralités de Corse et de Sardaigne conduit dans le cadre d’INTERREG II par Leonardo Sole (Université de Sassari) et Jacques Thiers (Université de Corse) offrent un cadre favorable à l’élaboration d’actions concrètes dans le domaine du théâtre. Différents colloques, rencontres et séminaires ainsi que les contacts réguliers établis entre les différents partenaires ont permis de jeter les bases du projet ODISSEA qui répond à cet objectif.
Des auteurs, comédiens et metteurs en scène de Sardaigne, de Sicile et de Corse se sont associés pour l’élaboration et la réalisation d’ODISSEA. Les contractants se sont engagés à rechercher les voies d’une collaboration avec les collectivités et compagnies des trois îles. D’autres possibilités sont également en voie d’exploration, notamment du côté des expressions catalane et baléare.
Le projet élaboré par Leonardo Sole (Sassari), Jacques Thiers (Corti) et Franco Scaldati (Palerme) comprend trois volets:
- développement de l’étude critique des formes populaires et savantes de la théâtralité des trois îles méditerranéennes ;
- création conjointe de textes et de spectacles, travail en commun des acteurs (stages de formation, résidences, distributions). On prévoit en outre pour un même spectacle, la rotation de metteurs en scène corses, sardes et siciliens ;
- mise en place d’un circuit interinsulaire de diffusion des oeuvres: la première phase sera la mise en place d’un festival théâtral itinérant sur les trois îles. Le Centro sperimentale per il teatro di etnia (dir.Mario Lubino), gestionnaire du théâtre Olimpia et organisateur du festival annuel de Porto-Torres-Sassari sert de base pour ce festival itinérant.
A.ITACA ! ITACA !
La première action du projet ODISSEA a été préparée et lancée par le Centre Culturel Universitaire de l’Université de Corse, avec l’aide et le soutien financier de la Direction Générale XXII de la CE et de la Collectivité Territoriale de Corse. Elle comporte :
- la conception et l’écriture conjointe d’un texte dramatique sur le thème du Même et de l’Autre traité à partir de la transposition d’un épisode du cycle de l’Odyssée. Les pérégrinations de l’Ulysse d’Homère fournissent la trame générale destinée à figurer un itinéraire de réappropriation critique des thèmes culturels et du thème du langage que recouvre le plus souvent la notion d’identité. Les différents aspects de l’écriture dramatique soulignent le caractère très problématique des tentatives de reconquête de l’identité perdue du fait des profondes mutations constitutives de la modernité. Leonardo Sole a coordonné et écrit le texte d’Itaca Itaca ! avec la collaboration de Jacques Thiers et de Franco Scaldati. L.Sole et J.Thiers ont assuré le conseil scientifique et artistique du projet.
- la mise en scène d’un spectacle qui tienne le plus grand compte de thèmes culturels profonds, du langage et des formes de la théâtralité populaire et savante susceptibles de se relier directement aux réalités corse, sarde et sicilienne, en contact avec également avec départements d’arts du spectacle des universités concernées.
La distribution a réuni comédiens corses, sardes et siciliens, avec aussi l’articulation de chants traditionnels et de compositions originales des trois îles.
- Co-production CCU de Corse et Teatro Olimpia (Porto-Torres)
- Texte et conception L. Sole, avec J.Thiers et F.Scaldati
- Compagnies ateliers théâtre CCU et Arts du Spectacle de l’U.de Corse, Teatro Universitario Sperimentale de l’U.de Sassari, U Teatrinu, Teatro Sassari, Femmine dell’Ombra (Palerme)
- Mise en scène Giampierro Cubeddu
- Scénographie, réalisation Giovanni Lubino
- Effets musicaux, lumières, éclairages Marcello Cubeddu.
- Distribution Mario Lubino (Ulysse) Teresa Soro, Alessandra Spiga, Chicca Sanna (Circé), Gaetano Lubino (Laerte), Domenico Di Stefano (Tirésias), serviteur d’Ulysse (Guy Cimino), Jean-Pierre Lanfranchi (Elpénor), Francescu Guironnet, arts spectacle Corte (Léode), Marco Sanna, arts spectacle Sassari (Télémaque), Marco Spiga (Antinoos), Gianni Sini (Le fou)
- Attaché de presse Stefano Sole
- Participation exceptionnelle Patrizia Poli interprète U Lamentu di Nausicaa
La carrière de ce spectacle original conçu et élaboré à Corte, Sassari et Palerme au cours de l’année 1997 a débuté à Ajaccio le lundi 13 octobre de la même année. Itaca ! Itaca a été créé dans le cadre du « Jardin de la Connaissance » co-organisé par la Collectivité Territoriale de Corse et l’Université Euro-Arabe Itinérante. La pièce a poursuivi son périple par la Sardaigne (Alghero, Ozieri et au théâtre « Olimpia » de Porto-Torres. Elle a ouvert aussi le festival annuel :« Etnia e teatralità » de Porto-Torres/Sassari, régulièrement fréquenté par les meilleures compagnies d’Italie et de l’espace médio-européen et présentant un programme de colloques et conférences sur le thème. Elle a été ensuite donnée de nouveau à Sassari le 18 décembre dans la belle salle municipale du Teatro Civico. Diverses programmations ont eu lieu au cours de l’année 1998. Elle est retournée en Corse pour les Rencontres du Théâtre Universitaire et Scolaire (février 1999) et à Livourne (mars 1999) pour les « Percorsi mediterranei del mito di Ulisse organisés par Ars Nova et le Gruppo d’Arti Sceniche... Divers projets d’exploitation sont en cours notamment pour une version roumaine avec le Teatrul di Papusi de Craiova.
- CICLOPU
C est le deuxième spectacle élaboré dans la perspective du programme ODISSEA. Il a bénéficié de l’appui de la DGXXII, du programme INTERREG II, de la CTC et de la DRAC de Corse.
La construction dramaturgique de CICLOPU utilise deux plans alternés d’espace et de temps :
- l’adaptation libre des éléments fournis par les sources antiques telles que les rassemblent Homère et Euripide.
Dans sa référence antique, l’ogre symbolise les forces primitives, faites d’instincts et de passions, antinomiques de toute humanité, une nature sauvage, dangereuse et maléfique. Le monstre incarne aussi l’individualisme forcené, une totale fermeture aux autres et, conformément à une possible étymologie du nom Polyphème (« celui qui parle fort/beaucoup »), une manifestation brutale de la parole privée de sa finalité: le dialogue et l’échange avec autrui. Moins homme qu’animal, géant solitaire et anthropophage, avide et bestial, il est tout entier violence et « hybris », significative pour les Grecs de la régression et de la démesure.
Tout en conservant la plupart des traits soulignés par le texte d’Homère (chant IX) CICLOPU entend exploiter l’autre veine que procure la tradition du drame satyrique dans le théâtre grec. De ce point de vue, le Cyclope d’Euripide met en relief des éléments qui seraient dissonants ou tout à fait incongrus dans le climat de la tragédie antique : humour, truculence et érotisme.
- la mise en évidence de la modernité du thème par la transposition de ces éléments sémantiques dans un contexte actuel :
CICLOPU a transposé dans le contexte de nos sociétés actuelles les traits généraux que conserve du cyclope la littérature dramatique traditionnelle. Il est malheureusement aisé d’illustrer cette tendance qui nous porte sans cesse à nous détourner de notre humanité. Les évolutions technologiques et les progrès enregistrés dans le domaine des moeurs, des arts et des idées devraient pourtant accentuer en nous cette sensibilité qui appartient en propre à l’homme et développer les exigences éthiques qui en découlent.
Une certaine modernité engendre ainsi des cyclopes exclusivement mus par le profit et caractérisés dans leurs comportements et leurs pensées par l’abandon ou la réification des valeurs qui fondent la civilisation.
La pièce a été créée le dimanche 13 septembre 1998 à l’auditorium de A Vaccaghja (Pigna, Haute-Corse) dans une mise en scène de Pier Lelio Lecis (Cagliari), puis reprise le 11 mars 1999 au Théâtre municipal de Bastia dans une mise en scène de Tonì Casalonga.
qConception et texte : L. Sole et .Thiers
qMise en scène, direction d’acteurs : Lelio Lecis
- Direction musicale : Ghjilormu Casalonga
- Scénographie :Tonì Casalonga
- Comédiens : Alice Capitanio, Maria Anghjula Geronimi-Gabelli, Rosalba Piras, Maria Elisabetta Podda, Ghjuvanpetru Lanfranchi, Tiziano Polese.
- Chanteurs et musiciens : Laurenzu Barbolosi, Francesca Guironnet, Ghjacumu Nobili.
- Régie son : Boris Hamon
- Régie lumière : Ugo Casalonga
- Costumes : Marco Nateri
3 : Dans le domaine des échanges littéraires trois actions du CCU constituent les pièces articulées d’un dispositif d’ensemble :
- Biennale de prose littéraire
- Anthologie trilingue INTERISULE,
- Réseau de textes littéraires INTERROMANIA
Chacun de ces aspects représente une manière d’ouvrir des perspectives nouvelles à l’expression corse. Le souci majeur est dans ce domaine de privilégier l’action modeste, mais continue, seule capable, en capitalisant les résultats et en insérant l’effort dans le long terme, de rompre avec de multiples difficultés.
A. biennale de prose litteraire (cadre : programme européen d’aide aux langues minoritaires, soutien de la DGXXII Education-Formation-Jeunesse de la CE).
Depuis plusieurs années le CCU organise un concours de nouvelles en langue corse. Celui-ci est désormais organisé dans le cadre d’une Biennale de prose littéraire.
La première édition a associé la Corse et la Sardaigne : 1996 a été l’année du concours et 1997 celle de la traduction des textes primés (corse / français / italien / sarde). Un volume quadrilingue de 200 pages intitulé Vicini a été publié aux éditions ALBIANA.
La deuxième édition de la Biennale a réuni les Baléares, la Corse et la Sardaigne. Le volume intitulé Scunfini regroupant les quinze textes primés dans les trois situations insulaires a été publié par le CCU en collaboration avec la Bibliothèque Universitaire de Corte.
Dans chacune des situations, un jury suit les travaux et activités de la Biennale. A.Di Meglio préside le jury corse (CCU), Niccola Tanda (« Premio Ozieri », ) celui de Sardaigne, Hector Hernández Vicens (« Associació de Joves Escriptors Obra Cultural Balears », Palma) celui des Baléares.
La troisième édition est en cours. Elle est élargie à la Sicile. Le jury est présidé par Enzo Zappulla président par ailleurs de l’Istituto dello spettacolo siciliano (Catania) et regroupe plusieurs enseignants-chercheurs de cette université. Ce sont donc quatre situations insulaires qui sont désormais concernées.
B. interisule (cadre : programme européen « Ariane » 1997 et avec le soutien de la DGX-Action Culturelle de la CE).
En collaboration avec la Comunità montanea Monte Acuto de Sardaigne et l’« Associació de Joves escriptors Obra Cultural Balears » le CCU a mis en place un programme d’inter-traduction de pages représentatives des nouvelles littératures des Baléares, de Corse et de Sardaigne. D’octobre 1997 à septembre 1998 a pu ainsi être mis sur pied un groupe de traducteurs initiés aux particularités des expressions en langues minoritaires. Cette petite anthologie de textes poétiques s’est étendue aux situations ladines. Les textes sont consultables sur le site INTERROMANIA du CCU.
Complémentaire et sensiblement différent du précédent, ce programme s’efforce plus précisément d’identifier les difficultés liées au dialogue des expressions littéraires en langues minoritaires. Les traducteurs s’attachent en effet à développer les ressources d’un échange approfondi, de manière à accroître dans chaque situation les ressources d’une inter-traduction directe. Cela passe par une familiarisation progressive des traducteurs aux langues régionales des territoires concernés. La mise en place à terme d’un dispositif d’inter-traduction résolument professionnel complètera les rapports qui sont déjà établis entre les trois situations culturelles par l’intermédiaire des langues officielles (qui sont aussi, rappelons-le, langues enseignées dans les établissements scolaires respectifs : espagnol, français, italien).
C. circulation de textes littéraires
En prolongement des actions ci-dessus, le CCU a mis en place un programme destiné à élargir et à pérenniser les heureux effets de ce dialogue des expressions minoritaires et des langues de référence nationale. Il s’agit, en s’appuyant sur un réseau international de correspondants, à la fois de renforcer et de diversifier l’effort en matière d’expression. Les partenaires du CCU sont tous intéressés à faire connaître des textes de qualité avérée et oeuvres d’auteurs qui n’ont pas (ou pas encore !) été remarqués par les grandes institutions littéraires et le circuit de la grande édition. Ce projet s’est réalisé en plusieurs temps:
- Mise en place du réseau des correspondants, participants actifs du projet.
BERNARDI Rut, Bolzano (Dolomites)
BRAI Mario (San Pietro, Sardaigne)
CASANOVA Jean-Yves Pau (Occitanie)
CHIOCCHETTI Nadia, Bolzano (Dolomites)
CINI Marco, Pise (Toscane), Université de Pise
COCCO Franco, Ozieri (Sardaigne)
CORBERA Jaume, Palma (Majorque)-1
DE GIOVANNI Neria, Alghero (Sardaigne)-1
DUMITRIU Marina Dana, Craiova (Roumanie)-1
FARINA Clara, Tiesi (Sardaigne)
FAUCONNIER Jean-Luc, Namur (Belgique)-1
FERRINI Costanza (Rome)
FORNI Marco, Bolzano (Dolomites)-1
FRIGGERI Oliver, Msida, (Malte)
GAFFREE THOMPSON Luiz Fernando, Rio de Janeiro (Brésil)
GARDY Philippe, Montpellier (Occitanie)
GAUVIN Lise, Montréal (Québec)
Hernández Vicens Hector (Majorque)-1
JAFFE Alexandra, Hattiesburg (USA)
PARE François, Guelph, Ontario)
POZZOLINI Alberto, Santa Croce sull’Arno (Toscane)
QUINTA I SADORNI Alfons, Barcelone (Catalogne)
SABBA GUIMARAES Newton, Florianopolis (Brésil)
TANDA Niccola, Sorso (Sardaigne)
- Collecte de textes.
Chaque correspondant adresse régulièrement des textes d’une expression littéraire minoritaire ou ne bénéficiant pas d’une notoriété suffisante à la dimension de l’état-nation de référence et au niveau des circuits internationaux de diffusion. Le CCU a commencé à diffuser dans ce réseau les textes reçus (une centaine). Les textes proposés peuvent ou non faire l’objet d’une traduction dans la langue de leur destinataire. A la base du choix, un seul critère : le plaisir de lire et de communiquer impressions et idées!
- Mise en œuvre télématique.
Cette première réalisation a été prolongée par l’élaboration d’un serveur aujourd’hui en service :
adresse: www.multimania.com/interromania
Le recours à l’outil informatique et à la mise en réseau télématique vise à :
- atténuer (et à terme supprimer) les représentations, stéréotypes et clichés liés au statut de littérature en langues minoritaires/littératures non instituées (grâce à la modernité des nouveaux langages utilisés, l’abolition des distances, la rapidité de la diffusion et le volume des textes diffusés) ;
- contourner les difficultés de diffusion. Les difficultés de diffusion de ce type de textes sont bien connues. Les littératures en langues moins répandues manquent souvent de dynamisme parce qu’elles ne parviennent que très partiellement au niveau de l’édition. Le recours à la circulation télématique lève en partie ces obstacles.
- créer un dialogue culturel fructueux par l’inter-traduction. Lorsque l’inter-traduction concerne des cultures qui ne se trouvent pas traditionnellement en contact, le bénéfice de civilisation est évident. Lorsqu’il s’agit de langues traditionnellement en contact diglossique (corse-français par exemple) le recours à l’inter-traduction littéraire favorise un échange paritaire et un allègement patent du conflit.
Le serveur comporte trois rubriques :
InterRomania : Véritable « bourse aux textes », circulation des textes littéraires (proses ou poèmes, de dimensions et contenus variés), cette rubrique accueille deux sortes de textes : les plus nombreux ont fait l’objet de plusieurs lectures et traductions par les correspondants du réseau. La direction concernée en priorité est la Romania, mais sans exclusive, les textes en langues non romanes sont également les bienvenus. D’autres, en version originale monolingue sont proposés aux lecteurs pour susciter le désir de traduction dans d’autres langues.
Bonanova : c’est la version télématique de la revue littéraire du CCU, publiée deux fois par an sur support papier (chaque numéro est aussi une galerie d’exposition pour l’oeuvre d’un plasticien).
Intertestu : Est ouvert ici un forum qui permettra consultations, dialogues, débats sur des questions linguistiques et culturelles. La rubrique propose également des notes, études, commentaires, comptes rendus et articles à propos des activités du CCU.
4 : Isule literarie-des îles littéraires, sous presse aux éditions Albiana, a été réalisé par le CCU dans le cadre du programme ARIANE 1999 de la DG X de la CE.
L’action réunit plusieurs correspondants des Baléares, de Corse, de Malte, de Sardaigne et de Sicile. Elle vise à promouvoir la création insulaire méditerranéenne dans le circuit éditorial et de la librairie par 1) l’édition et diffusion de 10 nouvelles bilingues (corse-français) avec introduction; 2) l’édition et diffusion de ce recueil en italien.
Les situations européennes de bilinguisme qui associent une langue de grande diffusion et une langue régionale ou moins répandue sont riches de virtualités trop souvent vécues sur le mode du conflit. Or il convient de montrer toute la fécondité littéraire de ces données actuelles, en particulier en inaugurant des relations entre les îles méditerranéennes qui présentent assez de similitudes et de différences pour justifier la mise en chantier de programmes culturels communs. Il faut enfin promouvoir les résultats de ces efforts en mettant en relation l’expression littéraire de ces situations avec les grands circuits de diffusion du livre et de la lecture.
Les cultures européennes entretiennent entre elles des rapports nombreux et complexes. L'état actuel des productions littéraires ne reflète pas cette richesse, même lorsque les langues hier dominées bénéficient de moyens importants pour leur développement linguistique. C’est pourquoi il faut diversifier les instruments de la communication et du dialogue des expressions culturelles. L'intertraduction est sans aucun doute une ressource pratique en même temps qu’un objectif de dialogue, de culture et de formation.
Le patrimoine littéraire et narratif spécifique aux îles euro-méditerranéennes n’a été que très partiellement exploité. Or il peut constituer pour les ensembles continentaux une ressource importante, notamment dans le développement des industries de la culture, du tourisme et de la qualité de la vie
On se reportera également à l’anthologie poétique Baléares-Corse-Sardaigne qui présente trente cinq poètes insulaires en version trilingue : Da un’isula à l’altra, BU-CCU, Corti, 1999
5° : Pour cette problématique on se reportera à l’étude de Paul Filippi « Un territoire romanesque » in Le Mémorial des Corses, volume 7, Ajaccio, 1999, pages 397-402.
6° : Cette question de l’institution littéraire est au centre des essais de François Paré : Les littératures de l’exiguïté, Le Nordir, Guelph, 1992 et Pascale Casanova : La République mondiale des lettres, Seuil, Paris, 1999.
7° : Cf.supra, note 5.
8° : in : Le Mémorial des Corses, volume 5, Ajaccio, 1982, page 349.
10 : Sur cette discipline voir : le numéro 83 de Langages et J.Thiers : Papiers d’identité(s), Albiana, Ajaccio, 1989.
11 : Jean Chiorboli : La gestion du territoire linguistique, INTERTESTU : une base textuelle littéraire et linguistique corse, CRC, Gruppulingua, Corti, 1995.
12 : cf. Scunfini, BU-CCU, Corti, 1999, pages 94-97.
13 : cf. J.Thiers : Papiers d’identité(s), Albiana, Ajaccio, 1989.
14: Venature mediterranee. Dialoghi con scritttori di oggi, Mesogea, Messine, 1999.
L’ouvrage présente les conversations littéraires que Costanza Ferrini a eues avec René Fregni, Hanna Mina, Maurizio Maggiani, Moncef Ghachem, Malika Mokkedem, Takis Theodoropoulos, Oliver Friggieri, Ghjacumu Thiers, Hoda Barakat, Erri De Luca, Mohamed Berrada, Mariano Baino, Nedim Gürsel, Hanan al-Shaykh, Ismail Kadaré, Edwar al-Kharrat, Wasim Dahmash, Vincenzo Consolo, Ana Rossetti, Amin Maalouf, Ronit Matalon, Waciny Larej, Abdellatif Laâbi, Predrag Matvejevic´.
On retrouve quelques-uns de ces auteurs dans le recueil de textes poétiques et narratifs Lingue di mare, lingue di terra, volume n°1, Mesogea, Messine, 1999. Un second volume est sous presse.