Voyage dans la méditerranée à bord des littératures

Scontri di 04.06.2012
Costanza FERRINI

Costanza FERRINI

Pagine : 1 2 3 4

Ce que je vous propose, c'est un voyage à travers la Méditerranée à bord de littératures de toutes les rives mais qui en même temps constituent ce qu'on peut appeler " la littérature de la Méditerranée ".
Avant tout voyage, il faut préparer ses bagages. Voilà donc quelques suggestions pour le départ.

"Quiconque écrit sur la Méditerranée ou y navigue doit avoir pour cela quelque raison personnelle"- écrit Predrag Matvejevic dans son Bréviaire méditerranéen(1). J’ajouterais que parfois elles ne sont pas si évidentes ou pas assez compréhensibles.

J’ai choisi la littérature parce que je crois qu’elle est le moyen le plus direct pour aller au cœur d’une autre culture que l’on désire approcher. Car, comme le dit Abdellatif Laâbi, "pour connaître l’Autre il faut qu'il y ait le désir". Le récit d’aujourd’hui est un peu, si vous voulez, l'histoire de ce désir. Mais il nous faut une carte avant de nous embarquer pour mieux comprendre sur quel genre de territoire on s'aventure.

"La Méditerranée est une bonne occasion pour présenter une autre façon de s’approcher de l’histoire"(2) écrivait Fernand Braudel, un grand historien, qui connaissait bien la Méditerranée, et dont on ne peut que suivre la suggestion. Il faut également adopter l’image de Bruno Etienne, " la Méditerranée est un continent liquide, aux frontières solides et aux habitants mobiles ".
A propos de l'appartenance de ces habitants mobiles Predrag Matvejevic dans son Bréviaire méditerranéen(3) souligne encore : " La force de l'appartenance à cette mer a peu à voir avec la géographie et beaucoup avec la conscience: La méditerranéité ne s'hérite pas, elle s'acquiert. C'est une distinction, non un avantage. Il n'est pas question seulement d'histoire ou de traditions, de géographie ou de racines, de mémoire ou de croyances: la Méditerranée est aussi un destin " .
Le parcours se déroule parmi les ruines du passé, le long des chemins de vigne et d'oliviers ; il est parsemé de contradictions qui vivent côte à côte: les mythes et les grandes religions monothéistes, qui cohabitent pacifiquement ou qui se font la guerre, les tyrannies et les luttes, les empires et les républiques, les utopies, le mysticisme et la philosophie du corps.
En Europe du Nord, la Méditerranée est perçue d'une part comme un rêve des ruines gréco-latines ; parfois y sont compris le Proche Orient, l'exotisme, le folklore. D'autre part on continue à la voir comme une banlieue, donc comme une source de problèmes, de conflits et cetera. Donc si la Méditerranée -en particulier son côté artistique- est restreinte d'une part à son passé ou au folklore et d'autre part au conflit, il va de soi que l'Europe continentale voulantt se donner une image des rives sud et Est, à travers les titres des livres, les couvertures, les affiches et cetera, cette représentation appartient inévitablement à un de ses clichés. Donc la Méditerranée ne se voit pas reconnu un rôle d'innovation ou de création. La création dans la Méditerranée d'aujourd'hui est considérée comme muette.
Heureusement, il y a dans la pensée contemporaine de ce bassin des idées remarquables. Un regard direct comme celui de Thierry Fabre qui remplace la quête d'une Méditerranée perdue par une Méditerranée qu'il définit comme un " lieu dont je ne présuppose pas nécessairement l’unité, compte rendu de son état de fragmentation et que je décrirai comme un ensemble complexe, à la fois Un et Multiple, où règnent des tensions, des contradictions, des affrontements, mais où il demeure néanmoins un sentiment d'appartenance, une part irréductible qui donne vie à un être au mondeméditerranéen.(4) " Et l'être au monde méditerranéen, Fabrele voit comme constitué par l'harmonie des tensions et dans le sens le plus héraclitéen du terme, dans la conciliation des éléments opposés, synthèse du visible et de l'invisible, dépassement de la division entre spirituel et matériel et c'est dans cet espace et dans ces conditions qu'il voit naître la création méditerranéenne.
La Méditerranée est un continent littéraire qui a en soi la douceur des cantiques et la dureté du silence, l’humour des fous-sages, l’amour/haine pour la terre et pour la mer, vue comme une extension qui engendre fruits, monstres ou malheurs, amitiés ou invasions, amour pour l’inconnu et îles réelles ou imaginaires, solitude et nostalgie, hospitalité et accueil.
Les écrivains méditerranéens sont pleinement conscients d'avoir sur les épaules un géant: la civilisation méditerranéenne; leur littérature est une littérature de la mémoire donc, mais dans le sens le plus profond: elle scrute verticalement ses propres racines pour éclater dans le présent avec une parole de plénitude, comme le dit l'écrivain sicilien Vincenzo Consolo qui conclut: " les écrivains méditerranéens sont des écrivains verticaux, otages de leur propre mémoire ".(5)

Mais revenons à notre voyage...Si vous en êtes d'accord, je chercherai à parcourir de nouveau les étapes d'un itinéraire bizarre, fait de déplacements géographiques, temporels et historiques, apparemment inconséquents, mais on sait que les Méditerranéens comptent parmi leurs qualités l'étrangeté. Je vous préviens : c'est un voyage pendant lequel les axes du présent et du passé, des narrateurs et de leurs personnages se croisent et je me faufile partout comme une clandestine invisible, parce que les femmes ne sont pas bien vues ni sur terre, ni sur mer. Les thèmes à comparer entre les diverses rives seraient infinis, comme vous pouvez bien l'imaginer. Au lieu de les citer tous, j'ai préféré en explorer quelques-uns. Entre autres: le paysage-corps et le regard, l'île et la mer, la ligne de brisement des vagues, les langues et la rue.

" C'est un silence étrange qui cette fois m'éveilla, roulé en boule au fond des cabinets. Le navire paraissait immobile, et du moteur point de ronron.
Je bondis sur mes jambes. Tout en moi était courbatu. Je collai mon oreille à la porte. Rien. Comme un chat je me glissais dehors. Les coursives étaient vides.
Débouchant sur le pont je fus interloqué. Une montagne verte écrasait le bateau et là, tout près, à portée de la main une petite ville ocre adossée aux coteaux, regardait de tous ses yeux du côté de la mer.
Il y avait des palmiers tout autour d'une place et au milieu un joli kiosque à musique, tout en dentelle aurait-on dit. Sous moi quelques dockers poussaient sur des chariots des collines de sacs. A trois pas l'échelle me tendait les bras.
Aucun douanier parmi les caisses et les sacs ne paraissait embusqué. Tout le monde avait déjà débarqué. Une chance, tout semblait normal.
Avec le flegme d'un homme d'équipage qui n'en est pas à sa première escale je descendis les escaliers. Sans encombre je franchis les grilles. اa y était!
J'étais parmi la foule du port, près d'un petit marché. Je me perdis entre les étalages. اa sentait le poisson, les algues et le pavé mouillé. Mais quelle ne fut ma surprise entendant autour de moi, outre une langue très criarde qu'on parlait couramment français…
J'étais peut-être aux colonies? Mais ces gens là n'avaient pas l'air du tout de couleur. Presque Italiens à leur façon de chanter leurs appels, et autour de la place, aux fenêtres s'entrouvraient partout des jalousies.
Je ne pouvais pas tout de même arrêter quelqu'un et lui dire:
Pardon on est dans quel pays ici?

Il risquait d'appeler "Au secours". J'ai eu une idée. M'approchant d'un homme affalé à une terrasse de café, je demandai:
Pardon, monsieur pouvez-vous m'indiquer un plan de la ville s'il vous plaît?

Ses yeux s'absentèrent quelques secondes. Il fit dans sa tête le tour de la ville.
- Tiens! Tu en as juste un là, au coin de la mairie, me répondit-il très jovial, et, revenu à moi, son accent me sauta aux oreilles. Le même exactement que mon grand-père qui roulait sur tous les "r"! J'étais en Corse! Le plan de la mairie me le confirma. "Ville de Bastia"(6)


C'est un passage extrait du roman Les Chemins noirs de René Fregni et je l'ai choisi d'instinct parce que je partage la belle sensation de surprise que les Méditerranéens ont quand ils débarquent en Corse, de sentir que, bien qu'ils se soient déplacés physiquement, ils sont chez eux. La mer dans ce cas ne les a pas éloignés vraiment, elle leur reflète une autre partie d'eux mêmes.
Rationnellement j'y ai trouvé l'ouverture à tous les éléments, les "personnages" d'une certaine manière qui peupleront notre rencontre d'aujourd'hui.
Pour comprendre la notion de paysage-corps dont on fait partie et qu'en même temps on reconnaît presque comme prolongement du nôtre, il faut mettre de côté la division rationnelle de la philosophie traditionnelle en sujet connaissant et objet de la connaissance parce que dans ce cas-là ils appartiennent à un classement qui les divise en deux niveaux différents. Dans le cas où ils appartiennent à la même matière, au sens figuré, c'est-à-dire ils sont au même niveau, il ne reste aux Méditerranéens qu’à sentir ces paysages sur leur propre peau.
Takis Theodoropulosauteur du merveilleux roman Le Paysage absolu, parle d'un peintre qui cherche à représenter le paysage absolu: c'est-à-dire tous les paysages du Péloponnèse! C'est un défi pour un écrivain grec que de se mesurer avec le paysage classique sans tomber ni dans la rhétorique, ni dans l'exotisme et il a bien réussi ce dernier. Les définitions de ce paysage: " Le paysage est toujours loin de vous, unique et loin de vous-même lorsqu'on vous vivez ses contrariétés, ses résistances(7). Loin de la mer point de paysage. Je ne peux oublier que la vue de la mer m'a permis d'accepter l'idée de la mort avec laquelle ici toute chose semble réconciliée(8). Le paysage qu'engloutit le regard, le paysage comme ombre de l'inexistence dont il extrait sa permanence(9)"

Cette idée est bien traduite dans ce passage de George Séferis, tiré de son Journal:

" Qu'est-ce qu'une montagne? Les montagnes de l'Attique ne comptent pas; ce sont des figures: le mont Hymette est un visage. L'intelligence gravit les crêtes, s'attarde sur la ligne d'horizon, hésite parmi les nuages qui traînent là-haut, puis fait demi-tour. C'est ainsi que l'horizon flotte en décrivant des cercles concentriques, qui vont rétrécissant jusqu'en nous-mêmes. Logiquement cet encerclement devrait nous porter à la confidence, à l'examen. Pourtant je reste aveugle. Je sens, c'est tout. Un état musical, pourrais-je dire ".

Pour Séferis le corps sent le paysage. On verra que pour Albert Camus sur la ligne de brisement des vagues cela sera aussi valable, la rationalité du regard est coupée par le regard physique, par l'horizon.
Et pour le poète palestinien Mahmoud Darwish le paysage devient corps, union charnelle :

" Parce que le mont Carmel, qui naît de cet élan de la mer vers le ciel et du glissement du ciel vers les flots, dessine cette merveille, je veux dire cette nuque tendue en un âpre baiser de pierre et de végétation, je veux dire Haifa, qu'on l'aborde par ce promontoire de désir, ce bec coloré, témoignage d'une vague impétueuse pétrifiée pour l'éternité."(10)
Cette idée de connaissance "continue" se retrouve chez Albert Camus et nous donne l'unité de mesure de la connaissance:
" Entre ce ciel et ces visages tournés vers lui, rien où accrocher une mythologie, une littérature, une éthique ou une religion, mais des pierres, la chair, des étoiles et ces vérités que la main peut toucher ."

En continuant, cette fois-ci notre déplacement est fixe. Il s'agit de ce type de randonnée très riche en Méditerranée et qui consiste à voyager tout en restant sur place. A propos d'un paysage qui en indiqued'autres, on est en Sicile, où Vincenzo Consolo insinue dans son roman Nottetempo casa per casa (D'une maison à l'autre la nuit durant)(11) qu'il y a des architectures qui en rappellent d'autres, la description des oubliettes d'un palais peut évoquer des lieux dans le même espace, d'autres temps sur cette rive ou dans l'autre.

"luogo di delizie origine, rifugio di frescura pel principe e la corte lungo i tre giorni infocati di scirocco, come le cascatelle della Zisa, i laghi e i ruscelli a Maredolce, i giardini intricati di bergamotti e palme, le spalle a stelle di jasmino, trombette di datura e ricci d'iracٍ, le cube e le cubale dei califfi musulmani, o come le fantasie contorte d'acque sognanti e di verzure, di pietre e di conchiglie dell'architetto Ligorio Pirro pel Cardinale d'Este"(12) (lieu de délices, origine, refuge de fraîcheur pour le prince et sa cour dans les trois jours embrasés de sirocco, comme les chutelles de la Zisa, les lacs et les ruisseaux à Maredolce, les jardins embrouillés de bergamotiers et palmiers, les espaliers à étoiles de jasmin, trompettes de datura et boucles d'iracٍ, les coupoles des califes musulmans, ou comme les fantaisies enveloppées d'eaux rêveuses et de verdure, de pierres et de coquillages de l'architecte Ligorio Pirro pour le Cardinal d'Este).

Pour sa partJean Gionoaussi, en 1930, dans le texte consacré à Manosque-des Plateaux, sa ville d'origine, montre la présence de la mer dans l'arrière-pays provençal et méditerranéen:
"Ce sel, il me suffisait de humer le vent odysséen; il était là avec l'odeur de la mer; ce pain, cette huile, les voilà tout autour dans ces champs de blé vert dessous les oliviers"(13).
CommeNazim Hikmet, le plus grand poète turc de ce siècle, dans son œuvre Paysages humains, écrit encore par rapport à cette poignée de mer dans l'arrière pays:

" Il fut frotté avec le sel.
Son corps était mou.
Ils étaient heureux qu'il fût mâle.
Quarante jours plus tard,
couché au pied des épis, il regardait le soleil.
Il apprit à se coucher sur la terre. La maison était toute noire
la terre était belle"(14).


Sur le haut plateau de l’Anatolie, ils sont peu ceux qui ont vu la mer et Hikmet, en se référant à une femme, écrit encore:

"Mais elle pourrait avoir un an seulement
ou mille,
il se trouve qu'elle n'a jamais vécu.
Ainsi,
par exemple,
elle ne sait pas ce que c'est la mer
"(15).

Les officiers turcs qui s'apprêtaient à envahir l'Albanie dans le XV° siècle, dans Les Tambours de la pluie de Ismail Kadaré, sous une chaleur insupportable, parlent entre eux d'un pays et d'une mer qu'ils n'ont jamais vus, le nom est lointain et étranger comme leur beauté.

" On serait bien au bord de la mer.
-Il paraît qu’elle n’est pas loin d’ici.
- Oui, c’est une mer très belle, bien qu’elle ait un nom compliqué.
- Quatri-atique, dit Tchélebi. Je crois que c’est ainsi qu’elle s’appelle."
L’intendant en chef éclata de rire.
"Non, dit-il, Adri-atique, Adri-atique..."(16)

Ne pas connaître la mer équivaut à n'avoir jamais vécu. La négation de cette vie dans le cas de la femme du poème de Nazim Hikmet ou des officiers turcs est liée à la méconnaissance, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas fait l'expérience physique de la mer. Dans le premier cas la Méditerranée est niée par cette femme parce que pour elle connaître la mer signifie se déplacer non seulement physiquement, fait en soi déjà difficile, mais surtout culturellement. Il faut se libérer de toutes ses œillères pour voir la mer, il faut se dépouiller de toutes les couches de peaux traditionnelles pour sentir la mer, pour pouvoir dire: "je connais la mer". La Méditerranée est donc aussi la souffrance de l'insaisissable. D'autre part pour les officiers turcs, l'Adriatique est étranger ainsi que la beauté de la civilisation et du paysage, de l'Albanie qu'ils sont en train de conquérir, comme les femmes qu'ils ne peuvent pas connaître parce dès qu'elles comprennent le risque de se trouver prisonnières, elles se jettent des falaises, la mer aussi, leur sera, de la même façon, lointaine et étrangère.
Encore à propos de la mer Adriatique, il y a un poème de Ali Podrjmia le plus grand poète du Kossovo, dont le titre Ai det (Cette mer-là) nous suggère déjà le regard de ce poète.

" Cette mer-là
me vole le rêve
et je lui ai lancé mes années
Je l'encercle de mots
ruines les murs prends la place
Au long des nerfs des choses
elle monte chez moi jusqu'au 13e étage
Sur le faîte de mon cri s'accroche
Je regarde l'abîme
mais il n'y a pas de fond
Cette mer là (17) ".

Ali Podrimja a un regard lointain par rapport à la mer, mais il est contraint à en supporter la proximité. C’est une présence d’un élément qu'il vit presque comme une invasion de sa propre douleur privée, dans une sorte d'amour/haine, un sentiment de vide que la mer peut représenter devant son être sans limites.
Le néant ici doit, à mon avis, être entendu, dans le même sens que lui donnait Albert Camus:

"N'être rien!" Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions d'hommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus à mourir jusqu'ici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent encore sourdement contre les falaises compactes d'Oran. (...)
Le néant ne s'atteint pas plus que l'absolu (18) ".

C'est à cause de cela que naît en Corse, la montagne sur la mer, un imaginaire physique qui dépasse celui de la pensée.
A' noi, à rombu di guardallu, u mare ci hà siccatu, sempre sempre, cù l'interstardizia di e cose naturale. (…) (19)
Più in là, ver di e muntagne, hè capita chi
 u mare sia un antru affare, un'antra presenza, un frisgiu turchinu allucatu in fondu à un decoru è nunda altru. Cusi da luntanu,  nantu à u mare ci pudete mette  cos'ella vi pare. Basta à avè un pocu di fantesia. Nantu à u mare è al di là. (…) Noi, fantesia ùn avemu micca. Ci hè u sguardu chi a ci caccia. (20)
Impalaficati rente à a batticcia.

Lorsque ayant grimpé sur les hauteurs, ils regardent les lumières de Bastia, je me demande si les habitants ne sont plus méditerranéens à s’être éloignés de la mer... Ceux qui sont à côté de la mer se trouvent comme accablés d'une myopie même envers leur image, comme s'ils n’étaient pas conscients de l'être parce qu'ils le sont trop. Ils sont écrasés de leur excès d'identité.

Mais encore à propos de ce regard, je me souviens de ce que Malika Mokkedem écrivait à propos des Touareg:

" Une lumière si intense était comme la quintessence de regards. Les regards de toutes ces générations de nomades qui depuis des siècles, passent et s'en vont dans le désert sans jamais laisser de traces. Seuls leurs regards, comme une mémoire, habitent dans la lumière(21) ".

Quant à Takis Theodoropulos, il me disait dans un entretien:

" Regardant un fragment du paysage du Péloponnèse on a l'impression qu'il est un continent entier et non une péninsule seulement. Ce qui étonne dans le Péloponnèse, c'est la diversité du paysage aux distances minimes, la mer est présente même lorsqu'on est sur la montagne et on ne la voit pas.
En Grèce il y a beaucoup de chansons populaires dans lesquelles la mer est détestée parce qu'en elle meurent beaucoup de marins: ce n'est pas un élément que l’on peut gagner, conquérir. Elle est un destin avec lequel vivre, auquel on peut voler de petits voyages, des endroits; on ne peut pas le gagner et on n'a même pas l'envie de le faire parce qu'on sait qu'on ne peut pas réussir(22) ".


C'est le même regard qu'on retrouve en Corse:

"Da tandu sٍ ligatu à e pianure di è piazze è di u mare, cù stu ventu chى parte à corri corri, piglia l'altu è s'incroscia di sogni, daretu à l'isule, duv'ella stinza a terra ferma. U continente di e mo brame(23) ".

On retrouve une pensée semblable chez Edwar al-Kharrat, écrivain alexandrin quand il me dit en regardant la mer:

" Il vous semble qu’il y a un ensemble de deux dimensions contradictoires, mais qui en réalité ne le sont pas: la sensualité, le charnel, le toucher et l’abstrait, l’absolu et l’au-delà. Le réel et irréel. Ce qui peut expliquer le contact entre la vie et le vide, l’abstrait et le concret (24) ".

Edwar al-Kharrat a une vision tactile, corporelle qui n'a rien d'immatériel - les oxymores sont une autre des caractéristiques méditerranéennes - qui réfléchissent formellement une philosophie du corps qui ne divise pas la connaissance en sujet et en objet. Le paysage qui est autour de nous, c'est une seule chose, un autre corps à connaître mais dont on fait partie.

Oliver Friggieri, un écrivain maltais, se joint à la conversation:

" En chaque Maltais il y a un navigateur, un marin. Nous sommes tous fils du "grand père Ulysse" La mer représente l'espace, la libération, la possibilité d'aller au delà de la limite, pour découvrir le nouveau, le différent(25) ".

Il y a un autre lieu qui est magique. Je voudrais m'arrêter un moment sur la ligne de brisement de vagues (j'aime mieux le terme italien battigia, ou le corse batticcia, ou l'espagnol orilla : c'est plus poétique)
Dans cet équilibre instable de bords entre les deux éléments, le langage aussi sur la battigia cherche à trouver ses origines entre mémoire et oubli, à reconstruire l'instant initial, dans la très belle conclusion du Le jeu de l'oubli du marocain Mohammed Berrada:

" Cela n'est-il pas déjà arrivé, l'année passée au bord de la mer, quand tu essayais de "transcrire" en lettres les cris des mouettes qui volaient au-dessus des galets, portant encore les perles de vagues qui se retiraient? Brusquement, t'avaient fait défaut la mémoire et la capacité de rendre ces bruits animaux au moyen des lettres et des phonèmes humains. Temps suspendu. Sur le sable, les traces des pattes dessinant des figures entrelacées: triangles ouverts, courbes, arcs superposés, points disséminés tels des fragments de hiéroglyphes... Temps suspendu. Moment qui te fait oublier le jeu des sons et des lettres. Surgissement de sonorités et d'alphabets inconnus.
Instant initial, d'un jeu qui ne durera guère (26) ".


La battigia est un lieu qui crée des instants magiques par sa nature de frontière qui mélange deux éléments comme terre et eau, sans une séparation nette entre les deux, nostalgie de notre passage ancestral de l'un à l'autre? Je ne sais pas répondre, mais Mohammed Berrada nous rappelle encore que " les corps se superposent et renaissent dans la mémoire. Comment pourrait-on vivre si nous ne conservions, en nous-mêmes, de multiples corps?(27) ". Est-ce que la capacité de notre mémoire est plus riche quand elle peut se rappeler non seulement d'autres corps, mais aussi la dualité du nôtre dans le contact avec la terre et la mer aussi?

Je vous signale à ce propos un joyau qui montre cet univers du double: il s'agit d'un passage extrait de l'œuvre de jeunesse d'Albert Camus, Noces:

" Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer(28) ".

Je m'assois en écoutant la voix de Camus... Dans une solitude qui est déjà presque chuchotement, un vent étrange, un sirocco peut être, m'amène une autre voix, celle de Mahmoud Darwish:

"On ne connaît pas la mer en se contentant de l'observer. On ne connaît pas la mer en venant de contempler un beau paysage. Pour la connaître, il faut y plonger, s'y lancer à corps perdu, oublier la mer en s'offrant à la mer, se perdre dans l'inconnu comme dans une femme aimée. Rien ne distingue l'azur et l'eau. C'est un monde que les mots ne peuvent pas décrire. On ne le voit, on ne le ressent qu'au plus profond de la mer(29) ".

Alors me viennent immédiatement à l'esprit Maurizio Maggiani, les immersions de Saverio, italien d’Egypte, protagoniste du roman Il Coraggio del pettirosso qui décide d'aller à la quête du Porto sepolto, celui d'Alexandrie:

"Le fond marin, il faut admettre qu'il n'est pas mal comme lieu où on peut rester tranquille. C' est jusque là que je me suis aventuré, sur le fond de la mer d'Alexandrie. (…) J'avais l'habitude de me choisir une petite place sur le fond dans un bon lit d'algues douillet, avec quelque rocher où m'ancrer, et je restais là inerte, animé seulement par le courant qui chatouille doucement les fins fonds, à observer le continent au-dessous. (…) Chaque fois je m'en étonne, de la manière qui fait qu'en bas il n'y a pas notre temps(30) ".


Il y a un poète pêcheur, Moncef Ghachem qui passe son temps entre les filets et les rimes. Il habite à Mahdia, en Tunisie, la jumelle de l'italienne Mazara del Vallo. Sur la pointe de Cap Africa, qui est aussi le titre d'un très beau recueil de poèmes, d'où l'on peut tirer les vers de Veilleur. pour Lorand Gaspar. La mer de Mahdia est celle des pêcheurs, aimée et détestée, dans laquelle se trouvent les rayons de la lune et la danse des noyés.

"La mer à mes genoux porte ses noyés
D’une ivresse contre mes reins ils dansent
Mes flèches sombrent dans leur chair insurgée
La lune est basse et le curare s’enfonce".(31)

Il y a un vers du chanteur napolitain Pino Daniele qui dit :

" Chi teme ‘o mare sa porta na croce " (Qui craint la mer sait qu' il faut porter une croix).

Son compatriote, l'écrivain RaffaeleLa Capria écrit:

"Ulysse (...) est le type le plus parfait de l’homme méditerranéen.(...) Nous, Méditerranéens descendants d' Ulysse nous sommes en réalité, comme lui,des navigateurs de petit cabotage: dix ans pour arriver à Ithaque! D'accord, il y avait l'aversion des dieux, mais n'empêche que c'est trop!(32) ".

L'enseignementque Léon l’Africain de l'écrivain libanais Amin Maalouf tireà la fin de son périple et qu'il consigne a son fils, est une invitation à la réflexion:

" Lorsque l’esprit des hommes te paraîtra étroit (...) n’hésite jamais à t’éloigner au delà de toutes les mers, au delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances(33) ".

Et alors quand on fait un choix si douloureux, se réalise aussi ce qu'en affirme l'écrivain tunisienne Amina Said:

" Quitter le monde connu, pour les mondes inconnus, (...) parcourir la distance permettant d’atteindre le merveilleux, voir s’abolir les frontières entre réel et imaginaire, affronter la succession des jours et des nuits, une mort symbolique sans savoir si l’on parviendra quelque part, rester enclos dans la nef étroite ballottée sur l’immensité marine comme dans l’attente d’une renaissance future, telle est l’aventure vécue par le héros, qu’un enchaînement de métamorphoses va transformer. Une nécessité impérieuse le pousse à s’en aller chercher hors de lui-même, parfois très loin, l’image qui domine son monde intérieur (34) ".

En résumé, la mer pour les Méditerranéens est en dehors d'eux, ou à l'intérieur, au-dessous ou au-dessus d'ici, au-delà de la place, ou de la battigia, prolongement de son propre corps, anéantissement des catégories d'espace-temps, à l'intérieur de soi-même.
La Méditerranée et ses fils exagèrent, provoquent leur propre folie et s'en fortifient jusqu'au silence de l'équilibre atteint.

Cette oscillation semble la pire des condamnations de laquelle les Méditerranéens ne peuvent pas s'affranchir. Le Méditerranéen est au bord d'un précipice entre dialectalisme et langue homogénéisée, entre identité et village global, entre poids de l'histoire et nivellement culturel, entre méditerranéisme et méditerraneité.
Les lieux d'échange de la Méditerranée, les places, les marchés, les ports, les ruelles croisent et superposent leurs sons et leurs langues, depuis toujours. La Méditerranée n'a jamais cessé de se mélanger, comme le dit l'écrivain napolitain Erri De Luca:

" Cette mer a déjà chanté avec les vers les plus beaux: ceux d'Isaie, Cervantes jusqu'au turc Hikmet, au napolitain Di Giacomo. Ses belles langues sont toutes effleurées, quelques-unes ont été effacées, et d'autres encore viendront à retentir dans les marchés et les livres. Celle qui ne pourra jamais venir sera une langue unique qui assujettirait la Méditerranée à un espéranto (35) ".
Mais heureusement cette tentation n'existe pas. Proposer un espéranto méditerranéen serait une contradiction fatale puisque chacune de ses langues est déjà un espéranto: cela donc signifierait proposer un métaespéranto!
L'unique langue admise pour toute la Méditerranée fut la lingua franca parlée jusqu'au XVIIème siècle par les pirates, les commerçants de mer, les marins, les gens de mer. On en a un très bel exemple dans le roman de Vincenzo Consolo Il sorriso dell’ignoto marinaio:

" Il mercatante, salutati il capitano e i due sbirri, va seguito dal garzone Palamara, ma si ferma torna indietro e fa:
-Schiuma di fuoco liquido che dichiara il capitano corrisponde a pomice. E quando vi dirà lacrima dolce d'ambra settembrina intendete malvasia; e roselle di muschio sottomarino fate conto che sono capperi.
(...) Il nostro capitano parla in metafora, la lingua della gente che vive avanti e indietro sopra il mare come i beduini del deserto.

(Le marchand, après avoir salué le capitaine et les deux sbires, va, suivi par le garçon Palamara, puis s'arrête, revient sur ses pas et dit:
-L'écume de feu liquide - ce que déclare le capitaine - correspond à la ponce et quand il vous dira " larme douce d'ambre septembrine " vous devez entendre " malvoisie ", et les rosettes de mousse sous-marine sont des câpres.(...) Notre capitaine parle par métaphores, la langue des gens qui vivent en faisant le va-et-vient sur la mer comme les bédouins du désert).(36)

Cette langue est un exemple de la lingua franca, mais puisque Consolo est un maître de l'écriture il prend des métaphores, par exemple la larme douce d'ambre septembrine, qui vient d'un poète arabo-sicilien de l'an 1000, pour démontrer encore une fois le déplacement fixe , cette fois-ci avec les mots qui composent la langue, qui se sont déposés et qui sont comme des balises qui nous signalent les sédiments des autres civilisations et font partie du bagage de chacun de nous. C'est la double appartenance méditerranéenne.
Cette langue commune aux gens du désert et aux marins est confirmée par la poétesse Tergui protagonistede Les hommes qui marchent de Malika Mokkedem. Ce n’est pas un hasard, si j'ai réuni les deux univers, parce que, comme disait la grand-mère Tergui Zohra "Les mers sont comme les déserts: elles sont de grands espaces aux bords desquels l’immobilité est une hérésie(37) ".
Et assurément, les Méditerranéens peuvent se reconnaître dans cette image. Les langages se répètent même dans le lointain. Les Méditerranéens se déplacent beaucoup, comme on l'a vu au début du voyage. Ils se reconnaissent entre eux à travers les gestes, la façon de crier et ils naviguent beaucoup. Maintenant on s'embarque sur le navire du Baron de Mandralisca à Lipari, dans les îles éoliennes ; on est à la moitié du siècle dernier, clandestine comme d'habitude. Le Baron serre contre lui le portrait de l'Inconnu de Antonello da Messina, et observe un marin sur son embarcation qui ressemble beaucoup au portrait. Leonardo Sciascia, le grand écrivain sicilien dit au Baron perplexe:

" Il gioco delle somiglianze in Sicilia è uno scandaglio delicato e sensibilissimo, uno strumento di conoscenza. (...) I ritratti di Antonello "somigliano" sono l’idea stessa della somiglianza ". (Le jeu des ressemblances en Sicile est un sondeur délicat et très sensible,(…) un instrument de connaissance. Les portraits de Antonello "sont ressemblants ", ils sont l'idée même de la ressemblance)(38) .

Dans le roman de Vincenzo Consolo, on découvrira par la suite que le marin inconnu est un avocat de Messine qui s'était réfugié en 1848 à Paris et qui revient en Sicile pour fomenter la révolution, mais aussi un Méditerranéen qui ne veut pas se plier à l'injustice régnante.

La rue semble un petit microcosme de la vie d'une ville et pour certaines catégories sociales, comme les enfants, les femmes et les vieux, elle représente exactement l'espace dans lequel ils mènent leur existence présente, miroir du passé et projection de l'avenir.
Mais celui qui résume mieux que d'autres l'univers des ruelles, des carrughji, est sûrement Ghijacumu Thiers dans A funtanad'Altea:

" Ci vole à esseci statu allevatu da capى u mondu ch'ellu move in a fantasia di a memoria. Carrughju vole dى tuttu. Insegna u locu duv'ellu si stà è duv'ellu si passa, duv'è vo dite à vostra è duv'è vo sentite quelle di l'altri. Hè quant'è una casa, ma senza i muri duv'ella intuppa a vuluntà è si seccanu e brame ad una ad una. Hè listessa pè i zitelli, pè l'omi e pè e donne di casa(39) ".

Et voilà les ménagères d’Oran. L'Oran de Malika Mokkedem, dans Les hommes qui marchent, dans ses ruelles:
"L'accent pied noir s'y trouvait accordé à toutes les consonances qui constellent la Méditerranée(…) les mamme andalouses et calabraises tricotaient sur le seuil de leurs maisons chantant pour elles- mêmes et pour les voisines les sérénades de l'autre rive de la mer" Le quartier ne sentait ni le jasmin, ni l'absinthe. Des fenêtres grand ouvertes se dégageaint de fortes odeurs d'ail et de poivrons frits, d'huile d'olive et de melon(40) ".

Et d'Oran allons à Naples...
Je pensais aux bassi napolitains deDomenico Rea, avec encore les femmes protagonistes:
" Per passare passava tanta gente davanti al basso e più uomini maturi che giovani, ma tutti con la stessa intenzione che lei sapeva per memoria prenatale " (Pour passer, ils y passaient beaucoup de gens devant le basso et plus d'hommes mûrs que de jeunes, mais tous avec la même intention qu'elle devinait par l’action d’une mémoire prénatale)(41).
A Naples le basso est une grande chambre qui a la fonction d'appartement pour une famille, mais qui n'a pas de fenêtres, de telle sorte qu'on laisse la porte ouverte sur la ruelle, pour permettre à l'air et à la lumière d'entrer.
Dans ce passage la protagoniste est une fille restée seule au monde et que les hommes, qui peuplent le passage devant sa porte, regardent comme une future proie pour leur appétits sexuels. La jeune fille n'a pas besoin de mots pour comprendre cette loi inéluctable et muette de la ruelle.

De Naples passons à Sarajevo:
Ce regard des hommes, on le retrouve aussi dans les ruelles de Sarajevo, raconté par Ivo Andric dans ses Racconti di Sarajevo(42) décrivant la vie du bazar de cette ville:

" Quand passe la fille ils soulèvent doucement la tête et ils font glisser le regard d'en bas en haut, le long des dimjie, de la taille jusqu'au visage clair et les yeux baissées. Ce sont des instants brefs et très rapides ".

De Sarajevo à Alexandrie d'Egypte:
Dans le roman Il coraggio del pettirosso de Maurizio Maggiani il y a aussi un banquet dans une ruelle d'Alexandrie et je m'arrête pour manger avec eux: il y a là trois italiens d'Egypte, deux typographes et un boulanger dans les années Trente.

" Ainsi nous nous sommes mis à table dans la ruelle comme les autres. Il y avait un ciel étoilé très très haut ce soir là, lavé par le vent sec du désert qui avait repoussé les fumées des usines et des chantiers loin sur la mer, vers l'Europe. (…) Le bourdonnement des convives montaient lentement dans la ruelle, comme la fumée grasse du kebab, parfois il nous arrivait une rafale plus intense d'un parler particulier, et on pouvait distinguer le grec de Corfou, le dialecte crétois, l'espagnol andalou, l'arabe de Somalie et celui syrien, l'italien de Gênes et de Sicile, le russe. Les deux typographes suçaient leur crabes comme il faut et moi je me délectais de qui me semblait l'harmonie du grand chaos de Ras el Tin (43) ".
Dans toutes les civilisations méditerranéennes traditionnelles, le principal agentde socialisation des jeunes, c'est la rue: c'est là qu’ils apprennent à jouer, qu’ils peuvent rencontrer le premier amour et qu'ils vont à la recherche du premier emploi. Dans les villes méditerranéennes, les rues étaient construites à mesure d’enfant: non d'énormes boulevards destinés aux voitures et aux centres commerciaux, mais des ruelles étroites, souvent obscures, bruyantes, sales, sinueuses, courtes: et absolument gênantes pour n'importe quel urbaniste rationnel.

D'Alexandrie à Malte on retrouve une façon différente de vivre la ruelle et son rapport avec les bruits chez les enfants maltais, qui sont eux-mêmes à l'origine du bruit, autant que protecteurs de la vie, ou mieux de la survie de la ruelle. Oliver Friggieri dans son conte L'homme au sac, écrit:

Les bruits ne cessaient jamais dans notre vieille rue qui remonte au temps des Chevaliers. Elle était toujours peuplée par les cris et les hurlements des gens qui y vivaient à l'aise. Jamais un instant de silence pendant toute la journée, parce que jusqu'au coucher du soleil aucun des enfants que nous étions ne s'accordait même un instant pour respirer (...) Les branle-bas de la rue n'était pas si gênants. Même les vieux voyaient les choses de la même manière que nous, sauf certaines vieilles, qui nous critiquaient de derrière une jalousie entrebâillée. Sans nous, la ruelle serait restée déserte et envahie par les rats, qui se seraient multipliés à volonté(44) " .

Le jeune protagoniste de Non ora non qui, un roman de Erri De Luca, est un enfant, qui lui non plus, ne comprend pas pourquoi sa mère lui apprend le silence quand, dans la ruelle, " tout le monde y déversait son bruit(45) ".Il habite dans une ruelle obscure de Naples, dans la " ville étroite au fond d'un précipice de marches pourries(46) " comme il l'a défini, opposé au large où la ville s'achève face à la mer, où il connaît le vent, le soleil, l'air libre et les respire avec ses yeux pour les avoir comme réserve d'éléments précieux pour ses poumons et son imagination.Il y aencore un petit garçon, le protagoniste de Le voleur d'innocence qui de cette opposition entre lieux étroits et larges reste presque aveuglé à Marseille mais ici il y a aussi l'aura de la découverte du Vieux-Port. Le large qui s'étend au delà de l'horizon, espace de l'imagination, des voyages, et de l'inconnu.

" Alors brusquement un miroir géant de soleil nous a tous aveuglés. Nous avons glissé par terre, éblouis. Nous avions failli plonger dans le Vieux-Port. Nous étions arrivés. C'était un bassin de lumière tremblée; des myriades de mâts fins comme des cheveux s'y balançaient calmement dans l'air bleu du matin. (...) Nous sommes allés tout au bord du miroir(47) ".

En un gesteon se penche pour découvrir quelques images inconnues, qui surgissent du miroir aveuglant, pour libérer l'espace imaginatif ainsi emprisonné longtemps entre les murs des ruelles obscures. Et en même temps les bruits des jeux appartiennent à la même nature que le geste qui chasse le malheur, qui éloigne le danger menaçant la fertilité de la femme ou de la terre, le mauvais œil des enfants, ou les animaux, ou la récolte quand elle n'est pas encore faite. Ici on trouve que les cris heureux éloignent les rats, symbole du mal, de la maladie et de la famine.
Jusqu'à présent, on n'a vu que la rue, qui est aussi un lieu de silences et de bruits opposés les uns aux autres. Lieu d'imagination des éléments du "large", qui n'existent pas ici: le soleil, la lumière, les couleurs, les sons qui ici ne correspondent pas à des images visibles, mais seulement imaginables: le bruit d'un avion. Ces derniers passages, d'une ruelle à l'autre, montrent la voie des projections méditerranéennes. Le double statut de chaque microcosme comme hologramme de son correspondant macrocosme est celui de représenter d'une part son unicité et dans cette même particularité, en son entier aussi, c'est-à-dire l'appartenance à un ensemble à l'engendrement duquel il contribue, et duquel il est engendré. La rue devient l'île renfermée à l’écart de la mer, la sécurité, le lieu protégé, rue libre et ouverte et maison. L'image de la Méditerranée terrestre et de la littérature méditerranéenne peut être représentée donc par le carrughju. Dans un entretien du 1988 Naguib Mahfouz affirmait:

"Je pense qu’à la base de l’écriture, il y a une sorte d’amour, pour un lieu, pour des gens, pour un idéal. Ces vieux quartiers du Caire sont tout pour moi, comme une épouse unique (...) et je ne me sens jamais aussi bien que lorsque j’écris sur ma ruelle. C’est devenu le symbole du monde tout entier, et je l’ai modifié comme je l’ai voulu(48) ".

La spirale qu'on a ouverte est en train de se resserrer près de son origine c'est seulement à ce moment que le retour à Bastia devient possible. J'ai choisi cette figure parce qu'elle est infinie, on aurait pu toucher beaucoup d'autres ports, encore d'autres livres, d'autres paysages mais c'est à votre tour de continuer, de découvrir d'autres univers de métaphores qui s'appellent d'une rive à l'autre. J'espère qu'entre-temps, aujourd'hui, vous aurez fait d'autres compagnons de voyage qui ne sont pas vraiment en chair et en os, mais avec lesquels on partage un imaginaire. Je suis sur la côte italienne entre Toscane et Ligurie:

" E' un pomeriggio infuocato. La grattugia ostinata delle cicale perseguita. Il mare frizza di luce diamantina. Ammaliٍ, nella sua conchiglia, sbiadisce. Dirimpetto, laggiù, nella conca ligure dei venti, come un infido sciabecco algerino, la Corsica. Sotto l'orizzonte, salpate le isole cinerine, tirano la corda costiera del golfo " (C’est un après midi embrasé. La râpe obstinée des cigales se poursuit. La mer pétille de lumière adamantine. Ammali, dans son coquillage, pâlit. En face, là bas dans la cuve ligurienne des vents, la Corse, comme un perfide chabeque algérien. Sous l'horizon, les îles cendrées tirent la corde côtière du golfe(49) .

Les compagnons de l’Ergador m'appellent ils ont trouvé finalement l'embarquement sur Le Colombier de Puyvert Colombier de Puyvert qui nous conduira à l'Ile mais qu'est ce qu'on va trouver dans l'île de nos rêves, à la suite d'une chimère qui nous a fait parcourir cette mer de long en large? L'équilibre.
Ce voyage est très spécial, l'esprit qui anime notre compagnie est celui de la Méditerranée, qui est étranger à qui ne le vit pas, incompréhensible à qui n'est pas méditerranéen et s'exprime sous plusieurs formes. Vivre sur une île est, comme avait écrit GesualdoBufalino en se référant à sa Sicile, se tenir "entre haine et amour de clôture, selon que l'exil nous tente où l'intimité d'une tanière nous flatte, (c'est) la séduction de vivre une vie comme vice solitaire" (50). L'île peut assumer dans ce sens le rôle de symbole des contradictions de ce bassin. Mais cet équilibre, comme la chance, " n'est pas un état immuable, que vous assignez une fois pour toutes ", nous prévient Sauveur, le personnage du roman de Gabriel Audisio, pendant sa méditation au cimetière de Bonnieux, " mais une conquête à refaire chaque minute, chaque seconde (…). L'équilibre est l'effort sans cesse de rester sur un point vertigineux sans tomber ni d'un côté ni de l'autre(51) ".

Voilà bien la difficulté de l'être au monde méditerranéen!

NOTES

1. Predrag Matvejevic, Bréviaire méditerranéen, Paris, Fayard, 1992, p. 82

2. Fernand Braudel, La Méditerranée, Paris, Flammarion, 1985

3. Predrag Matvejevic, op. cit. p. 114

4. Thierry Fabre, La Méditerranée créatrice, ةditions de l'aube, 1994, p. 9

5. Vincenzo Consolo, Anime verticali, in Venature mediterranee. Dialoghi con scrittori di oggiCostanza Ferrini, Messine, Mesogea, 1999

6. René Fregni, Les chemins noirs, Paris, Denoël, 1988, p. 107-109

7. Takis Theodoropulos,Le Paysage absolu, Arles, Actes Sud, 1992, p. 36

8. idem, op. cit, p. 44

9. idem, op. cit.

10. Mahmoud Darwish, Une mémoire pour l'oubli, Arles, Actes Sud, 1994, p. 141

11. Vincenzo Consolo, Nottetempo casa per casa, Milano, Mondadori, 1993 ( D'une maison à l'autre la nuit durant, Paris, Gallimard, 1994 )

12. Vincenzo Consolo, Nottetempo casa per casa

13. Jean Giono, Manosque-des Plateaux, Paris, Gallimard, 1986, p.11

14. Nazim Hikmet, Paysages humains, Paris, La Découverte, 1987

15. ibidem

16. Ismail Kadaré, Les Tambours de la pluie, Paris, Fayard, 1985, p. 280

17. Ali Podrjmia, Ai det, in Lingue di mare, lingue di terra 1, sous la direction de Costanza Ferrini, (traduction en français de l'italien par Costanza Ferrini) Messine, Mesogea, 1999

18. Albert Camus, L'été, Paris, Gallimard, 1959, p. 107

19. Ghjacumu Thiers, A funtana d'Altea, Levie (Corse), Editions Albiana, 1990 p. 15,

20. idem, p. 63

21. Malika Mokkedem, Les hommes qui marchent, Paris, Ramsay, 1990, p. 31

22. Takis Theodoropoulos, Il giallo del Peloponneso in Costanza Ferrini, op. cit. note 5

23. Ghjacumu Thiers, op. cit., p. 29

24. Edwar al-Kharrat, Il mare color zafferano in Costanza Ferrini, op. cit.1999

25. Oliver Friggieri, La coscienza del limite in Costanza Ferrini, op. cit. 1999.

26. Mohammed Berrada,Le jeu de l'oubli, Arles, Actes Sud, p. 233

27. ibidem p. 151

28. Albert Camus, Noces, Paris, Gallimard, 1959, p. 15

29. Mahmoud Darwish, op. cit. p. 142

30. Maurizio Maggiani, Il coraggio del pettirosso, Milano, Feltrinelli, p. 165-166 (traduction de Costanza Ferrini)

31. Moncef Ghachem,Cap Africa, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 107

32. Raffaele La Capria, L'occhio di Napoli, Milano, Mondadori, 1994, p. 9, (traduction de Costanza Ferrini)

33. Amin Maalouf , Léon l'Africain, Paris, Lattes, 1986, p. 473

34. Amina Said, Fragments de mer in Qantara, n° 16/1995, p. 26

35. Erri De Luca, Le funi sommerse, in Costanza Ferrini op. cit. 1999

36. Vincenzo Consolo, Il sorriso dell'ignoto marinaio, Torino, Einaudi, 1976-1992, p. 31, ( Le sourire du marin inconnu, Paris, Grasset, 1990)

37. Malika Mokkedem, L'eresia dell'immobilità, in Costanza Ferrini, op. cit. 1999

38. Leonardo Sciascia,L'ordine delle somiglianze, Milano, Bompiani, 1987

39. Ghjacumu Thiers, op. cit. p. 53

40. Malika Mokkedem, Les hommes qui marchent, Paris, Ramsay 1990, p. 144

41. Domenico Rea, Ninfa plebea, Milano, Oscar Mondadori, 1993, p. 48

42. Ivo Andric,Racconti di Sarajevo, Roma, Newton Compton, 1993, p. 75

43. Maurizio Maggiani, op. cit. p. 48-49

44. Oliver Friggieri, L'uomo con il sacco en Storie per una sera, Treviso, Santi Quaranta, 1994, p. 11/18 (traduction Costanza Ferrini)

45. Erri De Luca, Non ora, non qui, Milano, Feltrinelli, 1992, p. 15

46. Erri De Luca, op. cit. p. 16

47. René Fregni, Le voleur d'innocence, Paris, Denoël, 1994, p. 54

48. Naguib Mahfouz, Notre père Mahfouz in Ecrivains arabes d'aujourd'hui, Magazine Littéraire mars 1988, p. 26-27

49. Luigi Monardo Faccini, La baia della torre che vola, Piombino, TraccEdizioni, 1997, p. 14

50. Gesualdo Bufalino, Cento Sicilie, La Nuova Italia, Firenze, 1993, p. VI

51. Gabriel Audisio, Le colombier de Puyert , Paris, Gallimard, 1953

Pagine : 1 2 3 4