Pourquoi nous écrivons en corse ?

Pourquoi nous écrivons en corse ?

Ne le demandez pas, nous vous ferions sûrement une réponse de militants ! La reconnaissance de la langue, les vertus du bilinguisme, la valeur patrimoniale, les racines, la dignité culturelle à conquérir. Bon ! vous connaissez déjà. C’est sans aucun doute aussi vrai pour nous que pour vous, mais ça passe après l’évidence d’une pratique devenue quotidienne. Ecrire en corse, pour nous, c’est aussi familier que l’air que l’on respire. Dans nos itinéraires d’écrivains, la langue corse se confond avec la découverte d’une passion intense, mais discrète comme une chronique quotidienne. Une expression fondatrice d’identité, une recherche de dialogue permanent avec les cultures de l’île et du monde.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Nous étions d’abord, comme tout un chacun, analphabètes dans notre langue. Sans le savoir et sans en souffrir. Nous n’écrivions pas dans une autre langue, mais pas de lacune pour autant. Pour moi, ça a duré jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Puis, dans les années 1970, j’ai découvert ce plaisir toujours plus profond de l’écriture en corse, tous les jours.

Il prend naissance dans le sentiment délicieux de donner corps et voix à un imaginaire culturel à la fois individuel et collectif, quelque chose comme une expérience de communication avec des voix que l’on porte en soi : des paroles qui nous ont précédés et d’autres qui viendront. Et qui élargiront l’empreinte que nous aurons laissée, parce qu’elles auront plus de force et de champ. La métaphore de la langue conservée, mais modifiée, joue un rôle primordial dans cette manière, très concrète, de se représenter la vie qui vient de plus loin que la mémoire biographique et qui promet de se continuer au-delà de la trajectoire d’une vie. Le défilement des lignes sur l’écran de mon ordinateur rejoint le souvenir d’un crissement de plume sur des cahiers que je n’ai sans doute jamais couverts de mon écriture, mais qui appartiennent à ma mémoire comme si je les avais rédigés moi-même. Conserver et modifier : la chose est fondamentale dans la vision que j’ai de la perpétuation de la vie et du progrès.

Mais l’écriture n’est ni un legs, ni un devoir, ni, a fortiori, un sacrifice. Cette activité doit apporter satisfaction et gratification. Pour le reste, il s’agit seulement d’exprimer les choses d’une culture native dans la voix indigène de cette culture. Il n’y a à mes yeux dans cette prédilection pour des accents autochtones ni frilosité, ni précellence ethnique ou nationale. Seulement un désir profond et raisonné de jouer de nouveaux airs sur des instruments délaissés et qui, restaurés et revigorés, ont une âme bien belle... une culture forte, typée et que l’on veut voir se perpétuer dans le dynamisme de la réalité.

L’entrée récente du corse dans de nouveaux domaines d’emploi et une sollicitation plus grande dans des formes littéraires telles que le roman ou la nouvelle montrent que le territoire symbolique de notre langue s’est nettement élargi. Nous serions, si nous l’osions, des écrivains heureux. C’est pourquoi, ne prenez pas pour argent comptant nos déclarations militantes. Chez nous le plaisir d’écrire l’emporte sur le devoir, la jubilation sur la contention. Pratiquer le corse est une attitude hédoniste autant qu’un choix. Or il n’est ni fortuit, ni innocent de travailler une langue longtemps figée dans un état de fragmentation et de raideur dialectales. Qui la façonne dans une œuvre personnelle s’assigne une tâche passionnante. L’acculturer à la modernité, enrichir son patrimoine et la rendre apte à dire tout l’humain, dans les deux dimensions de l’espace et du temps. Et précisément avec un instrument linguistique réputé inapte à cette fonction! Ce sont là, pour des minoritaires, de bien précieuses gratifications!

Mais comme nous sommes considérés comme des auteurs régionaux, voire provinciaux, cette découverte nous déconcerte et nous rend un peu confus. Il y a tellement de prétention à se reconnaître démiurge quand on se croyait ilote !

C’est pourquoi, n’insistez pas : nous n’avouerons jamais que nous écrivons avant tout par plaisir !                                   

2000-Ghjacumu Thiers pour La Corse (à H.Laplayne)